Fascinants paysages !
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Fascinants paysages !
Puisque la France est en lambeaux, buvons, avant que tout ne devienne souvenir...
Puis, vint le changement. Quand cela s’est-il produit ? Quand est-ce arrivé ? Comment Aimée n’a pas su prévenir les événements ? La joie avait endormi sa vigilance ; elle a fait confiance au destin.
L’homme est entré dans leur vie discrètement. Sournoisement. Il s’en est allé encore plus discrètement. Sa simplicité, sa tendresse, sa douceur naturelles ont séduit Garance. Son élégance, son port altier, sa position sociale ont su séduire Aimée. Garance l’a aimé et a su convaincre sa mère. Pour Aimée, c’était encore trop tôt. Il fallait protéger Garance afin qu’elle réalise son destin. L’amour saurait attendre. L’homme sembla comprendre. Il vint les voir un dimanche, s’enhardit ; offrit des fleurs, des bijoux. Il les invita au restaurant. Puis chez lui, parmi les siens. Passa Noël en leur compagnie, puis Pâques. Il attendit, patienta. Il voulut qu’on fixe une date. Trop tôt. Trop vite. Il proposa des solutions. Il discuta. Il argumenta, s’impatienta et de guerre lasse, s’éloigna. La souffrance de la fille fut celle de la mère. La souffrance de la mère fut celle de ne pas pouvoir arracher celle de la fille. Comment pouvait-elle insuffler sa propre force à sa fille ? Comment faire sourdre la douleur dans le cœur et l’esprit d’une autre ? Oui. D’une autre. Aimée le sait désormais. La mère n’est plus en fusion avec Garance. L’homme a brisé le lien. Si rapidement. Si promptement.
Garance pleure. Elle ne veut pas perdre cet homme. Peut importe le prix d’échange. Elle veut qu’il revienne, qu’il reste à jamais auprès d’elle. C’est la faute à elle, à Aimée, s’il est parti. Un couple ne peut pas se construire avec la présence constante de la mère. Quand bien même cette mère est celle de Garance. La mère doit savoir quitter la scène quand le scénario l’exige. Elle doit céder à l’enfant le premier rôle. Qu’emportent les sacrifices accomplis ? C’est le devoir d’une mère. Un devoir sacré. En finir avec la souffrance. Retrouver un peu de répit. Construire seule, exister par soi-même, sans différences. Maman, laisse-moi. Vivre. Maman. Toi et ta ville verte. Laissez-moi partir avec lui. Partir ailleurs. Partir. Pour toujours. A jamais. Maman, la ville verte.
Le sang rougit la robe mauve de Garance, s’écoule sur le drap blanc de son lit, glisse et forme en tombant sur le parquet une petite flaque que chaque nouvelle goutte élargit en marée dans l’esprit obscurci d’Aimée. Tant de sang dans un corps si frêle.
La mère se met à genoux près de la flaque, enlace de ses mains nues la blessure, serre fort ; elle tente d’arrêter le sang. Ca y est ! Durant quelques instants la blessure semble se souder, le sang ne coule plus. Mais, elle le sent à nouveau, chaud et visqueux, vibrant aux pulsations du cœur, vivant, s’enfuir entre ses doigts. Des flots de sang. Aimée hurle. Encore. Non ; pas Garance. Pas sa fille. Pas elle. Maintenant, épuisée elle prie. Son sanglot déchirant exhorte Dieu de la secourir. Elle le jure. Elle laissera Garance partir. Aller où elle le voudra. Oui ; elle disparaîtra à jamais de son existence. Faites que les secours arrivent à temps pour stopper le sang. Pour permettre à Aimée de quitter sa fille. Pour ne pas laisser les regrets remplacer l’amour, insurmontables. Ne pas mourir. Dieu… Elle est à bout. Le sang se fige, se coagule, trace une croûte qui s’écaille sur les bras d’Aimée.
Aujourd’hui il pleut sur la ville verte. La pluie tombe en gouttes fines et brillantes. Elle glisse sur les objets, pénètre les êtres. S’insinue dans le cœur d’Aimée et le glace. La pluie. La pluie qui tombe. La pluie qui coule comme le sang. Le sang qui se lave. L’eau qui nettoie le sang, son odeur métallique. Le sang de l’accouchement, le sang des menstruations, le sang du corps, le sang de Garance. Aujourd’hui Aimée a perdu Garance. Sa tombe se creuse parmi les cercles concentriques du cimetière de la Guillotière. Un nom chargé d’une dimension définitive, irrémédiable. Tout ce sang. Toute cette couleur rouge. Rouge comme une fleur. Rouge comme sa fleur. Garance.
Aimée marche et laisse la ville prendre soin d’elle. Ses cicatrices sont lavées par les fleuves qui s’écoulent en emportant sa douleur vers la mer. Des mouettes tournoient au-dessus de quelques péniches arrimées aux anneaux des berges. La femme regarde le fleuve. Son eau la nettoie, la purifie. De sa main gauche elle lance une rose rouge au fil de l’eau qui l’emporte avec gratitude. Puis, elle rebrousse chemin et se dirige vers les pentes.