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Une Femme II

La mort est pourtant une présence familière. Combien de fois n’a-t-elle pas veillé, auprès de ses aînés, les morts dans leurs blancs linceuls. Combien d’autres fois n’a-t-elle pas suivi des convois funéraires jusque aux portes des cimetières ? La mort ? Souvent rencontrée, vue, observée. Jamais reconnue. Arrivant toujours furtivement. Sournoise, elle vous épie, fond sur vous au moment où vous vous y attendiez le moins. La vraie mort est une vieille femme, laide, frustrée et perverse, prolongeant sa propre existence au détriment des hommes. Elle se nourrit de leur souffrance, de leurs amours, de leurs regrets. La mort s’abreuve des larmes et du sang des vivants. Cet amalgame forme le nectar et l’ambroisie de son immortalité.

La mort ricane. Elle lit dans ton cœur et dans ta tête les regrets, l’amertume, les remords. Mais comment ne pas en avoir ? Comment aurait-il pu en être autrement ? Le torrent de souvenirs se précipite et envahit la conscience de la femme allongée, immobile sur son lit d’hôpital. Dans un tourbillon elle se transporte sur les chemins du village de son enfance, pieds nus, cheveux au vent, elle court à la rencontre de son père. Qu’elle est belle cette enfant qui s’élance vers les bras tendus de cet homme à la haute stature. Qu’il est beau ce père qui la couvre de baisers, qui la gâte, qui la choie ! Sa tendresse, son amour pour son deuxième enfant est prêt à tout lui pardonner, à tout lui offrir. Qu’elle est heureuse dans ses bras puissants qui la lancent en l’air et la récupèrent avec assurance. Athéna, ma petite Athéna adorée, mon trésor ! L’enfant rit, heureuse, insouciante. Papa, mon papa chéri ! C’est ça le bonheur ! Le bonheur de se retrouver dans ses bras, blottie contre le torse puissant de son père. Elle se revoit encore. Ses traits gardent la fraîcheur de l’enfance mais le corps lui, esquisse les formes pleines de la jeune femme qu’elle sera bientôt. Les autres adolescentes deviennent pudiques à cet âge. Athéna continue à accueillir son père, bras ouverts, un sourire heureux l’illuminant tout entière quand le père lui caresse ses beaux cheveux noirs qui contrastent avec son teint blanc et lumineux où brillent les agates grises, étoilées de ses yeux. C’est à cet âge que le bonheur a déserté sa vie. Sans jamais plus revenir lui semble-t-il. Pantelante, elle se jette à ses pieds. Elle s’accroche à lui, se laisse traîner sur plusieurs mètres le visage tourné vers son père, implorante, son regard gris qu’elle a hérité de lui, empli d’appréhension, noir de terreur. Les larmes se mêlent à la poussière de la cour, forment de longs sillons, maculent sa face blanche et pure. Elle crie, elle hurle. La longue plainte s’élève dans un déchirement. Je t’en prie, papa, mon papa, ne fais pas ça, ne m’oblige pas à me marier avec cet homme. Je t’en supplie, je t’en conjure, ne m’oblige pas, ne m’oblige pas, je me tuerai s’il le faut, je me tuerai, je le jure, je ne veux pas me marier, je ne veux pas, je ne te pardonnerai jamais, je te haïrai, je te détesterai, je te maudirai, je t’en prie, je ne peux pas, je ne veux pas, il est trop vieux, trop ! Trop malhonnête. Il veut ma perte, il ne m’aime pas ! S’il m’aimait, il n’aurait pas fait ce qu’il a fait, il ne se serait pas introduit chez nous comme un espion pour se mettre dans mon lit et me compromettre. S’il m’aimait, il serait venu demander ma main, il aurait cherché à te voir, parler avec toi, il aurait envoyé sa mère vous rencontrer, ma mère et toi, comme c’est l’usage, il aurait engagé des pourparlers comme font les autres hommes qui veulent épouser une jeune fille, il ne se serait pas introduit chez nous comme un voleur, un criminel qu’il est. D’autant plus qu’il ne m’a pas touchée, pas effleurée ne serait-ce que du doigt, ne serait-ce qu’un cheveu. Je t’en prie, je partirai, j’irai ailleurs, dans un autre pays, dans un autre univers, tu ne me verras plus, personne ne saura rien, mais je t’en prie, je t’en supplie, pas cet homme, je ne peux pas me marier avec lui, pas après ce qu’il a fait, ne le laisse pas me souiller, ne me condamne pas, ce serait m’emprisonner, me torturer, me tuer ! Oh ! papa, mon papa chéri, je t’en supplie, vois, je suis à tes pied, je ne veux pas de cet homme, je ne l’aime pas, je le déteste, il me dégoûte, je l’exècre ! Comment tu peux être sans cœur à ce point ? Comment peux-tu me faire une chose pareille ? Mon papa adoré, si tu m’aimes un peu, si tu veux vraiment mon bien, si je suis ta fille préférée comme tu le dis, tu ne feras pas ça, tu ne m’obligeras pas, je ne me marierai pas, je préfère devenir putain plutôt que de le laisser me toucher, oui, je vendrai mon corps, je me mettrai sur la place publique toute nue et je me laisserai prendre par n’importe qui, mais jamais il ne me touchera ! Mon Dieu, mon Dieu, papa, mon papa adoré, écoute-moi, écoute, tu dois m’aider, m’aider ! Maman, dis-lui, dis-lui ! Il t’écoutera, il ne veut pas m’écouter, toi, il ne pourra pas ne pas t’écouter, ne me laisse pas à cet homme, ne me laisse pas, j’ai peur de lui, j’ai si peur, je ferai ce que vous voudrez, tout, mais plutôt mourir, plutôt mourir ! Par pitié…

(à suivre)

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