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nouvelle - Page 3

  • Une Femme IV

    Mais le sud apprend aux gens la soumission, il les rend fatalistes. Le père contemple l’horizon par delà la montagne. Pas de révolte, pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de choix, pas d’alternative…On accepte. On plie. On capitule.

    La jeune mariée pleure. Pitié ! Elle se recroqueville au plus obscur angle de la pièce. Elle se fait petite, toute petite. Je veux être invisible, disparaître, me disloquer. Maintenant ! MAINTENANT ! Horrifiée, elle regarde cet homme inconnu à qui son père a donné sa fille en la bénissant. Mon Dieu, faites qu’il meure ! Faites que je meure ! Faites que je disparaisse ! Mais rien ne se produit, et l’inconnu continue d’avancer, un sourire de carnassier sur les lèvres. Non, ne me touche pas ! Assassin, meurtrier, non, non, ne me touche pas, tu n’as pas le droit ! PAS LE DROIT! Elle sort de son mutisme, se bat, hurle à s’en déchirer la gorge, implore, prie, se bat avec désespoir, griffe, mord, donne des coups. Sa détresse excite l’homme, il respire fort, et son corps mûr, en pleine force de l’âge écrase le corps fragile de l’adolescente. Molestée, humiliée, elle cesse de lutter, ferme les yeux. Ne pas voir, ne pas sentir, être une pierre, une statue de marbre que rien ne touche ! Au fond de l’abîme où elle tombe, Athéna entend un ricanement. Cela est pire que la mort, pire que tout ! Les larmes coulent, inondent les joues, mouillent l’oreiller. Immobile, les yeux clos, elle étouffe sous le poids de l’étranger. Une odeur âcre, rance lui monte aux narines, des mains moites violent ses seins purs, la bouche humide se promène sur sa peau comme une limace qui laisse derrière elle des traces de bave indélébiles, elle sent l’excroissance de son dard la meurtrir, la poignarder encore et encore. Il halète de plus en plus fort et dans un râle s’écroule de côté. Une explosion se fait dans la tête d’Athéna, la raison l’abandonne. Comment est-ce possible ? Comment puis-je vivre encore, comment se fait-il que je respire encore ? Comment puis-je continuer à vivre ? Le râle est toujours là, près de sa couche. Comprendre. Le corps martyrisé, l’esprit en délire elle se recroqueville au fond de son lit. Elle se concentre. Non, ce n’est pas l’homme qui respire, ce n’est pas lui, il est mort depuis longtemps déjà, mort et enterré. Il ne viendra plus la prendre, il ne viendra pas violer son corps, tuer son âme, martyriser sa dignité. La vieille dame pleure. Ce n’est que l’appareil respiratoire qui la maintient en vie. La fièvre a obscurci sa raison, elle s’est crue à nouveau dans la chambre du supplice. Et elle pleure. La fièvre gagne son corps et sa conscience. Elle s’enfonce dans le néant. Ne plus souffrir ! Mais, voilà qu’on l’appelle. Quelqu’un lui baigne le visage à l’eau fraîche, l’oblige à boire, soulève sa tête pour lui donner de l’eau. Athéna, ma chère enfant, ressaisis-toi, Reviens parmi nous, reviens ! La voix de sa mère la berce, l’endort, puis à nouveau l’exhorte de revenir. Une semaine durant, la mère lutte fermement avec l’obscure, arrache lentement Athéna des ténèbres dans lesquelles elle s’est perdue. Elle cligne des yeux, fixe le visage de sa mère, promène son regard autour d’elle, voit sa petite sœur de six ans sa cadette assise sagement près du lit, découvre adossée au mur le luth de son père et reconnaît la maison. Mon Dieu ! n’était-ce donc qu’un rêve ? Un cauchemar de son cerveau enfiévré ? La voix de sa mère continue à expliquer combien ils ont eu peur de la perdre, comment son père, inquiet pour elle, l’a transporté chez eux pour qu’on prenne soin d’elle, la lutte qu’il a fallu mener pour l’arracher aux griffes de la mort, le prêtre qui lui a donné l’extrême onction, les derniers sacrements, persuadés qu’ils étaient de l’irrévocable, ses prières à la sainte Vierge. Elle lui raconte les regrets du père, ses remords, sa souffrance, ses craintes et sa tristesse. La mère sourit, soulagée. Mais tu es là, tu es sauvée. Sauvée ! Un nouveau désespoir l’engloutit. Non ! ce n’était pas un rêve, ce n’était pas une hallucination due à la fièvre ! Elle n’est pas l’adolescente insouciante d’avant, elle n’est plus qu’une chose à la disposition des autres, elle n’a même pas le droit de mourir, on l’a arrachée à son dernier refuge. Avec un effort, elle se tourne vers le mur et s’enferme dans le silence. Quelqu’un ricane au fond de sa tête.

    (à suivre)

  • Une Femme III

     

    La mort est pourtant une présence familière. Combien de fois n’a-t-elle pas veillé, auprès de ses aînés, les morts dans leurs blancs linceuls. Combien d’autres fois n’a-t-elle pas suivi des convois funéraires jusque aux portes des cimetières ? La mort ? Souvent rencontrée, vue, observée. Jamais reconnue. Arrivant toujours furtivement. Sournoise, elle vous épie, fond sur vous au moment où vous vous y attendiez le moins. La vraie mort est une vieille femme, laide, frustrée et perverse, prolongeant sa propre existence au détriment des hommes. Elle se nourrit de leur souffrance, de leurs amours, de leurs regrets. La mort s’abreuve des larmes et du sang des vivants. Cet amalgame forme le nectar et l’ambroisie de son immortalité.

    La mort ricane. Elle lit dans ton cœur et dans ta tête les regrets, l’amertume, les remords. Mais comment ne pas en avoir ? Comment aurait-il pu en être autrement ? Le torrent de souvenirs se précipite et envahit la conscience de la femme allongée, immobile sur son lit d’hôpital. Dans un tourbillon elle se transporte sur les chemins du village de son enfance, pieds nus, cheveux au vent, elle court à la rencontre de son père. Qu’elle est belle cette enfant qui s’élance vers les bras tendus de cet homme à la haute stature. Qu’il est beau ce père qui la couvre de baisers, qui la gâte, qui la choie ! Sa tendresse, son amour pour son deuxième enfant est prêt à tout lui pardonner, à tout lui offrir. Qu’elle est heureuse dans ses bras puissants qui la lancent en l’air et la récupèrent avec assurance. Athéna, ma petite Athéna adorée, mon trésor ! L’enfant rit, heureuse, insouciante. Papa, mon papa chéri ! C’est ça le bonheur ! Le bonheur de se retrouver dans ses bras, blottie contre le torse puissant de son père. Elle se revoit encore. Ses traits gardent la fraîcheur de l’enfance mais le corps lui, esquisse les formes pleines de la jeune femme qu’elle sera bientôt. Les autres adolescentes deviennent pudiques à cet âge. Athéna continue à accueillir son père, bras ouverts, un sourire heureux l’illuminant tout entière quand le père lui caresse ses beaux cheveux noirs qui contrastent avec son teint blanc et lumineux où brillent les agates grises, étoilées de ses yeux. C’est à cet âge que le bonheur a déserté sa vie. Sans jamais plus revenir lui semble-t-il. Pantelante, elle se jette à ses pieds. Elle s’accroche à lui, se laisse traîner sur plusieurs mètres le visage tourné vers son père, implorante, son regard gris qu’elle a hérité de lui, empli d’appréhension, noir de terreur. Les larmes se mêlent à la poussière de la cour, forment de longs sillons, maculent sa face blanche et pure. Elle crie, elle hurle. La longue plainte s’élève dans un déchirement. Je t’en prie, papa, mon papa, ne fais pas ça, ne m’oblige pas à me marier avec cet homme. Je t’en supplie, je t’en conjure, ne m’oblige pas, ne m’oblige pas, je me tuerai s’il le faut, je me tuerai, je le jure, je ne veux pas me marier, je ne veux pas, je ne te pardonnerai jamais, je te haïrai, je te détesterai, je te maudirai, je t’en prie, je ne peux pas, je ne veux pas, il est trop vieux, trop ! Trop malhonnête. Il veut ma perte, il ne m’aime pas ! S’il m’aimait, il n’aurait pas fait ce qu’il a fait, il ne se serait pas introduit chez nous comme un espion pour se mettre dans mon lit et me compromettre. S’il m’aimait, il serait venu demander ma main, il aurait cherché à te voir, parler avec toi, il aurait envoyé sa mère vous rencontrer, ma mère et toi, comme c’est l’usage, il aurait engagé des pourparlers comme font les autres hommes qui veulent épouser une jeune fille, il ne se serait pas introduit chez nous comme un voleur, un criminel qu’il est. D’autant plus qu’il ne m’a pas touchée, pas effleurée ne serait-ce que du doigt, ne serait-ce qu’un cheveu. Je t’en prie, je partirai, j’irai ailleurs, dans un autre pays, dans un autre univers, tu ne me verras plus, personne ne saura rien, mais je t’en prie, je t’en supplie, pas cet homme, je ne peux pas me marier avec lui, pas après ce qu’il a fait, ne le laisse pas me souiller, ne me condamne pas, ce serait m’emprisonner, me torturer, me tuer ! Oh ! papa, mon papa chéri, je t’en supplie, vois, je suis à tes pied, je ne veux pas de cet homme, je ne l’aime pas, je le déteste, il me dégoûte, je l’exècre ! Comment tu peux être sans cœur à ce point ? Comment peux-tu me faire une chose pareille ? Mon papa adoré, si tu m’aimes un peu, si tu veux vraiment mon bien, si je suis ta fille préférée comme tu le dis, tu ne feras pas ça, tu ne m’obligeras pas, je ne me marierai pas, je préfère devenir putain plutôt que de le laisser me toucher, oui, je vendrai mon corps, je me mettrai sur la place publique toute nue et je me laisserai prendre par n’importe qui, mais jamais il ne me touchera ! Mon Dieu, mon Dieu, papa, mon papa adoré, écoute-moi, écoute, tu dois m’aider, m’aider ! Maman, dis-lui, dis-lui ! Il t’écoutera, il ne veut pas m’écouter, toi, il ne pourra pas ne pas t’écouter, ne me laisse pas à cet homme, ne me laisse pas, j’ai peur de lui, j’ai si peur, je ferai ce que vous voudrez, tout, mais plutôt mourir, plutôt mourir ! Par pitié…

    (à suivre)

  • Une Femme


    La petite fille pleure. Elle ne sait pas pourquoi. Elle ne sait plus. Les larmes lui brûlent les paupières. Elle veut crier, mais ne le peut. Elle a peur du noir. Peur de ce néant qui l’enveloppe, l’isole des autres ; et elle pleure. Pourquoi la lumière tarde-t-elle à venir ? Pourquoi ce froid qui la pénètre jusqu’aux tréfonds ?

    La petite fille pleure. Des heures durant. Des sanglots incontrôlables, des larmes secrètes. Elle pleure de détresse. Personne pour l’entendre. Les larmes ne coulent plus de ses yeux clos. Cela fait si longtemps qu’elles se sont asséchées ! Quand était-ce la dernière fois ? Si au moins elle pouvait se le rappeler…

    La petite fille pleure. Inconsolable. Un spasme parcourt son corps. Il n’est pas dû au froid, au noir ou à la douleur. Elle se rappelle maintenant. Elle est vieille et elle meurt. Ce néant n’est rien d’autre que la mort. Sa mort.

    Emmurée dans l’infirmité de sa vieillesse, elle pleure. Personne pour abréger sa souffrance. Le corps inerte, sanglé d’appareils, maintenue en vie artificiellement, elle glisse lentement vers le non-être. Seul l’esprit reste indemne dans la décrépitude de la chair en lambeaux. De son cerveau en effervescence surgissent des échos, des voix, des ombres. Serait-ce… ? Oh ! Faites que cela ne soit pas la fin ! Je vous en prie ! Pas encore ! Pas maintenant ! Pas tout de suite… J’ai si peu vécu ! J’ai tant à vivre ! Les souvenirs émergent. Confus, évanescents au début, ils se précisent par étapes jusqu’à devenir des images nettes qui s’animent. N’est-ce pas la voix de sa mère qui l’appelle ? Une voix douce, chantante des gens du sud. Ma mère ? La mort se déguiserait-elle avant de venir vers nous ? Est-ce un dernier artifice pour tromper notre vigilance ? Ne pas céder. Ne pas s’abandonner. Ne pas mourir.

    La vieille dame pleure. Je ne veux pas mourir ! Juste un temps. Faites que je vive, juste un peu plus, juste assez pour dire mon amour à cet autre enfant. Celui qui est si semblable au mien dans son enfance, celui qui ne viendra qu’en été parce qu’il habite loin, dans un autre pays, cet enfant dont la mère m’est si proche, si chère, sang de mon sang, fille de ma sœur, ma lignée, ma descendance. Ma pérennité, celle que j’aurais eu si mon fils avait vécu, si mon fils n’était pas mort si tôt, si vite, si jeune… Oh ! faites que je vive jusqu’en été. Quoi ? Suis-je si vieille ? Le cœur est usé. Le corps aussi. Mais qu’importe ? En moi, tout est là. Intact. Jeune, beau, fier, à peine éclos. Comme au début. Comme à l’époque où songer à l’avenir était encore possible. J’ai peur de la mort ! Si peur !

    ( à suivre )

  • La Clameur V (Fin)

    Il lit debout. Précipitamment. Sans trop s’arrêter aux phrases. Puis il revient, recommence, relit, encore. Comprend-il ? Saisit-il pleinement la plus infime parcelle de sens incluse dans chaque mot, chaque lettre qui s’aligne aux autres en une succession logique, grammaticalement correcte ? Le bruissement du papier déchire le silence. Patientons. Laissons les abstractions linguistiques se transformer, s’assimiler. La lettre de Jeanne reste suspendue un court instant. La voilà, feuilles éparses touchant le sol dans un soupir. Reliques d’une vie qui s’émiette. Dans sa chute, la lettre laisse entr’apercevoir à l’observateur des mots. Les mots de Jeanne. Oui. Nous pouvons les lires. Désormais, ils n’appartiennent plus à l’homme.

    « …Furtives apparitions qui encombrent ma mémoire ! Souvenirs d’ailleurs, d’autrefois. Apprivoisés ils peuvent s’additionner au présent de ma tristesse. Te quitter m’est insupportable. Rester impossible. Mourir, impératif. J’emporte avec moi les enfants. Enterre-nous ensemble. Je leur ai promis de rester auprès d’eux dans l’œuvre dévastatrice de la décomposition. Pour qu’ils n’aient pas peur. Merci.

    Jeanne »

    L’homme recule. Tourne. Hésite. Allonge un pied, fait un pas. Soudain, il n’hésite plus. Rapidement. Précipitamment. Il monte les marches. Court presque. Son pas décroît dans l’escalier. Les mots de Jeanne n’ont plus de consistance pour l’entité qui s’aventure dans la chambre. Unique sens, les corps. Substances dépeuplées. Métamorphosés. Vides. Il approche, s’agenouille, allonge le bras. Agir. Le sentiment d’urgence le saisi, l’électrise. Il enveloppe ses enfants dans ses bras puissants, réchauffe de son corps les leurs, inertes; insuffle son haleine dans les poitrines frêles qui se soulèvent dans une vaine caricature de vie, déplace les membres. Persiste. S’acharne. Recommence. Enfin, il renonce. Pétrifié, il pleure dans une longue agonie muette, intemporelle. La douleur le drape et le ramène au présent. Agir. Demander secours. Pour l’homme, les actes peuvent-ils encore avoir un sens ? Les actes sauront-ils combler les failles ouvertes par la main caressante et meurtrière de Jeanne ? Sont-ils plus significatifs que les mots ? Provisoirement. Après, c’est à travers les mots qu’il se reconstruira.

    Maintenant, il rampe vers l’extérieur. Caisse de résonance de sa douleur amplifiée, sa grande carcasse se hisse, s’accroche aux murs. Persiste à être. Inexorablement.

    L’homme pénètre dans le couloir. Son regard s'assombrit. Il chancelle. Il est obligé de se retenir au chambranle pour ne pas tomber. Malgré sa faiblesse, il franchit la porte de la salle de bains qui l’avale, l’engloutit. Il rive les yeux sur le visage exsangue de sa compagne. Une vague d’angoisse le submerge, la nausée obscurcit son esprit, paralyse ses sens. Son univers chavire. Une lame de fond l’emporte dans un gouffre interminable. Il n’arrive plus à respirer normalement. Ses genoux ploient sous le corps. Il cligne les paupières, ouvre la bouche dans sa tentative désespérée pour expulser l’air de ses poumons. Il s’étouffe, suffoque et s’affale sur la matière visqueuse qui poisse le carrelage. Hurle-t-il ? Est-ce un cri ou un râle qui sort de sa gorge meurtrie par l’émotion alors qu’il s’affaisse inconscient sur le sol ? Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons sans doute jamais. Nous ne pouvons que l’imaginer.

    Imaginer. Imaginez ce soir du vingt-trois décembre où la journée s’acheva trop rapidement et le soir crépusculaire se déchaîna sur la campagne.

    Imaginez l’homme qui s’avance difficilement à cause des rafales de vent qui balayent les herbes et fait pencher les arbres.

    Imaginez la maison au creux de son écrin de pommiers distordus et la femme morte à l’intérieur. Imaginez. Ca y est. Vous y êtes.