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ville - Page 2

  • La Ville verte (fin)

    Puis, vint le changement. Quand cela s’est-il produit ? Quand est-ce arrivé ? Comment Aimée n’a pas su prévenir les événements ? La joie avait endormi sa vigilance ; elle a fait confiance au destin.

    L’homme est entré dans leur vie discrètement. Sournoisement. Il s’en est allé encore plus discrètement. Sa simplicité, sa tendresse, sa douceur naturelles ont séduit Garance. Son élégance, son port altier, sa position sociale ont su séduire Aimée. Garance l’a aimé et a su convaincre sa mère. Pour Aimée, c’était encore trop tôt. Il fallait protéger Garance afin qu’elle réalise son destin. L’amour saurait attendre. L’homme sembla comprendre. Il vint les voir un dimanche, s’enhardit ; offrit des fleurs, des bijoux. Il les invita au restaurant. Puis chez lui, parmi les siens. Passa Noël en leur compagnie, puis Pâques. Il attendit, patienta. Il voulut qu’on fixe une date. Trop tôt. Trop vite. Il proposa des solutions. Il discuta. Il argumenta, s’impatienta et de guerre lasse, s’éloigna. La souffrance de la fille fut celle de la mère. La souffrance de la mère fut celle de ne pas pouvoir arracher celle de la fille. Comment pouvait-elle insuffler sa propre force à sa fille ? Comment faire sourdre la douleur dans le cœur et l’esprit d’une autre ? Oui. D’une autre. Aimée le sait désormais. La mère n’est plus en fusion avec Garance. L’homme a brisé le lien. Si rapidement. Si promptement.

    Garance pleure. Elle ne veut pas perdre cet homme. Peut importe le prix d’échange. Elle veut qu’il revienne, qu’il reste à jamais auprès d’elle. C’est la faute à elle, à Aimée, s’il est parti. Un couple ne peut pas se construire avec la présence constante de la mère. Quand bien même cette mère est celle de Garance. La mère doit savoir quitter la scène quand le scénario l’exige. Elle doit céder à l’enfant le premier rôle. Qu’emportent les sacrifices accomplis ? C’est le devoir d’une mère. Un devoir sacré. En finir avec la souffrance. Retrouver un peu de répit. Construire seule, exister par soi-même, sans différences. Maman, laisse-moi. Vivre. Maman. Toi et ta ville verte. Laissez-moi partir avec lui. Partir ailleurs. Partir. Pour toujours. A jamais. Maman, la ville verte.

    Le sang rougit la robe mauve de Garance, s’écoule sur le drap blanc de son lit, glisse et forme en tombant sur le parquet une petite flaque que chaque nouvelle goutte élargit en marée dans l’esprit obscurci d’Aimée. Tant de sang dans un corps si frêle.

    La mère se met à genoux près de la flaque, enlace de ses mains nues la blessure, serre fort ; elle tente d’arrêter le sang. Ca y est ! Durant quelques instants la blessure semble se souder, le sang ne coule plus. Mais, elle le sent à nouveau, chaud et visqueux, vibrant aux pulsations du cœur, vivant, s’enfuir entre ses doigts. Des flots de sang. Aimée hurle. Encore. Non ; pas Garance. Pas sa fille. Pas elle. Maintenant, épuisée elle prie. Son sanglot déchirant exhorte Dieu de la secourir. Elle le jure. Elle laissera Garance partir. Aller où elle le voudra. Oui ; elle disparaîtra à jamais de son existence. Faites que les secours arrivent à temps pour stopper le sang. Pour permettre à Aimée de quitter sa fille. Pour ne pas laisser les regrets remplacer l’amour, insurmontables. Ne pas mourir. Dieu… Elle est à bout. Le sang se fige, se coagule, trace une croûte qui s’écaille sur les bras d’Aimée.

    Aujourd’hui il pleut sur la ville verte. La pluie tombe en gouttes fines et brillantes. Elle glisse sur les objets, pénètre les êtres. S’insinue dans le cœur d’Aimée et le glace. La pluie. La pluie qui tombe. La pluie qui coule comme le sang. Le sang qui se lave. L’eau qui nettoie le sang, son odeur métallique. Le sang de l’accouchement, le sang des menstruations, le sang du corps, le sang de Garance. Aujourd’hui Aimée a perdu Garance. Sa tombe se creuse parmi les cercles concentriques du cimetière de la Guillotière. Un nom chargé d’une dimension définitive, irrémédiable. Tout ce sang. Toute cette couleur rouge. Rouge comme une fleur. Rouge comme sa fleur. Garance.

    Aimée marche et laisse la ville prendre soin d’elle. Ses cicatrices sont lavées par les fleuves qui s’écoulent en emportant sa douleur vers la mer. Des mouettes tournoient au-dessus de quelques péniches arrimées aux anneaux des berges. La femme regarde le fleuve. Son eau la nettoie, la purifie. De sa main gauche elle lance une rose rouge au fil de l’eau qui l’emporte avec gratitude. Puis, elle rebrousse chemin et se dirige vers les pentes.

  • La Ville verte IV

    Aimée a voulu donner à Garance tous les atouts que l’on offre à son enfant pour qu’aucun regret ne puisse ternir son bonheur. Aucun sacrifice n’a été trop dur. Il n’y avait pas de sacrifice. Juste le bonheur. Le bonheur de donner à Garance tout ce dont elle pouvait désirer. Puis, la voir grandir, s’épanouir en une magnifique créature qui balayerait tout sur son passage. Car, Garance serait comme une tornade. Elle cueillerait les fruits de l’existence que sa mère n’a pu goûter. Aucun attachement, ni de faiblesse, ni d’humiliation pour sa fleur. Elle traverserait l’existence avec assurance et sortirait indemne de tous les combats, de toutes les batailles. Jamais elle ne plierait devant des êtres inférieurs, vils et bas. Aimée y veillait.

    Bien qu’elle fût bonne élève à l’école, Aimée poussa son enfant à être brillante. Les autres, les professeurs et les conseillères d’orientation ne décideraient jamais à la place d’Aimée de l’avenir de sa fille. La réussite scolaire était une condition sine qua non pour le succès. Pouvoir choisir sa voie sans contraintes, ne pas être tributaire des aléas d’une note scolaire était la base des objectifs qu’Aimée se fixait pour Garance. Sa mère rêvait de pouvoir l’inscrire dans une école privée, bilingue afin de lui permettre de faire des solides études. Mais les moyens financiers ne suffisaient pas ; alors l’école publique servit de solution de rechange, un pis aller.

    Avec cela, une foule d’autres choses pour que Garance soit différente, particulière.

    D’abord, la musique. Pour Garance ce serait un instrument exceptionnel. Peu courant pour une fille. Le violon s’imposa. Des heures à jouer interminablement une série de gammes lentes et stridentes avant d’acquérir la souplesse et l’agilité des doigts. Les jolis morceaux de musique classique viendraient plus tard, avec l’expérience et l’application. Déjà les lumières se baissent jusqu’à s’éteindre. Les voix deviennent des chuchotements et se taisent. Les projecteurs s’allument. La jeune fille s’avance gracieuse et fragile au centre de la scène. Enivrée, Aimée ferme les yeux et boit les premiers accords. Les progrès furent longs à venir. Elle attendit, patienta. Quand Aimée comprit que Garance était médiocre musicienne, elle lui changea de professeur. Elle patienta à nouveau et elle fut obligée d’admettre l’évidence. D’ailleurs, le violon est un instrument si ingrat ! Alors ce fut le piano. Si féminin, si gracieux !

    Ensuite la danse. Elle conservait encore avec émotion au fond d’une malle les mignons petits chaussons rose de ses premiers entrechats. Le cœur empli de tendresse elle admirait Garance incarnant Gisèle, aérienne et pathétique devant sa tombe aux lueurs du crépuscule. Quand la danse classique s’avéra trop difficile et contraignante, elle lui fit faire de la danse moins conventionnelle. Le son des claquettes retentissait allègrement et laissait à Aimée un goût suave dans la tête et des rêves de comédies musicales brillantes, pailletées et polychromes dans les yeux.

    Ses loisirs furent ceux des classes aisées, pour que Garance fréquente un univers privilégié, loin des milieux travaillistes et populaires, pour qu’elle se démarque de ses camarades de classe. Une fois par semaine, le samedi matin, elles prenaient le bus pour une banlieue gaie et verdoyante où Garance apprenait à chevaucher à travers les dédales d’un club d’équitation privé. Plus tard, quand le sort leur sourirait, elles auraient leur propre cheval, un bel alezan fougueux que Garance conduirait avec adresse et détermination.

    Son apparence était loin d’être celle d’une jolie poupée désuète en dentelles et en falbalas. Les habits de Garance ne sortaient pas d’une quelconque boutique de prêt-à-porter ou d’une grande surface qui soldait des vêtements bon marché fabriqués dans les pays du Tiers-monde. Ni des vêtements au rabais, achetés sur des étals du marché le dimanche. Garance était habillée à la dernière mode. Le petit studio qu’elles occupaient sur les pentes se transformait souvent en salon d’essayage. Aimée mettait un point d’honneur à confectionner pour sa fille de tenues étonnantes, originales qu’elle recopiait dans des magazines de mode.

    Aimée était très habile. Les sombres années passées à la campagne n’ont pas été vaines. Elle remerciait la chance qui lui avait permis d’apprendre la couture et d’être si adroite. Elle voyait avec fierté les autres mamans convoiter Garance ! Une ou deux questions d’apparence anodine lui confirmaient leur jalousie envieuse. Des regards chargés d’admiration confortaient Aimée dans ses choix.

    Le temps donna raison à Aimée. Garance grandissait aisément. Elle avait un caractère doux, accommodant, une grâce toute féminine, un regard limpide et une voix agréable. Elle n’était pas timide mais réservée.

    Aimée le savait ; Garance était belle. D’une beauté étrange, inhabituelle. D’une beauté qui imprime un souvenir indélébile dans les esprits. La vie promettait de réaliser les rêves qu’avait construit la mère. Aimée goûtait au bonheur et la ville verte se revêtait d’un éclat lumineux pour fêter avec elle ce bonheur intense.

  • La Ville verte III

    La femme a pour nom Aimée. C’est un nom vieillot, étriqué, risible. Cela fait sourire les gens. Certains ont un regard compatissant qui tente de la consoler de s’appeler de la sorte. Car Aimée est laide. D’une laideur sans charme, encore plus vive à l’approche de la cinquantaine. La fraîcheur a déserté ses traits lourds, grossiers du peuple qui l’a engendré. Le teint est blafard, verdâtre, exsangue.

    Aimée vit en osmose avec la ville. Elle l’aime pour ce qu’elle lui offre. Les constructions aux bords des rives, spongieuses et suintantes. Les cafés aux terrasses venteuses. Les ruelles humides et glissantes. Les marchés qui se tiennent sur les quais des fleuves. Les bouquinistes qui vendent des romans d’amour que d’autres femmes ont tenu et dévoré dans le secret de leur chambre, puis revendus parce qu’elles avaient honte qu’on découvre qu’elles aiment les histoires qui ne finissent pas mal, les rêves à prix bradé, les destinées auréolées de bonheur qu’elles ne pourront pas vivre.

    Parfois Aimée songe à partir. Retourner dans son pays natal ou dans le midi de la France. Ou bien Paris ? La conquête de la capitale n’est plus son rêve. Paris écrase les gens et déchire leurs illusions. Paris est trop égocentrique.

    Aimée se tasse et laisse la ville la prendre dans ses bras.

    Ici, la ville te laisse tes illusions. Elle t’enrobe de son voile vert et tu crois vivre intensément. Non pas comme dans une ville de province où l’on n’est pas grand’ chose à être quelqu’un.

    Aimée connaît chaque recoin de la cité. Le plateau se veut un monde à part. Les pentes aussi. La presqu’île. La vieille ville. La rive gauche également.

    Le monde d’Aimée est vert comme la cité. Ses propres rêves se sont figés et ses espoirs se sont reportés sur sa fille. Elle rêve pour elle un monde sublime où elle aura tout ce qu’Aimée n’a pas eu, tout ce dont elle-même a été privé. Aimée y veille.

    D’abord, le nom. Un nom à la sonorité douce, comme une caresse. Pas comme le sien. Indémodable. Chargé d’émotion poétique. : Garance. La voix d’Arletty résonne dans sa tête. « On m’appelle Garance. C’est le nom d’une fleur ». La nuit, quand sa fille était jeune enfant encore, elle allait la voir dormir et chuchotait interminablement : « Garance, Garance, Garance ». Une fleur. Sa fleur à elle. Elevée par Aimée seule. Sans homme pour imposer sa présence, signifier ses choix, dicter sa loi, distendre, détruire le lien patiemment tissé par les soins de la mère.

    Au début, ce n’était pas le choix d’Aimée. Mais cela est arrivé. Elle a su faire face. Elle n’avorterait pas. Peu lui importait de l’élever seule. Elle connaissait la solitude. Elle saurait en tirer profit. Sans aide, ni soutien. Non. Elle n’avorterait pas. Elle garderait l’enfant. Son enfant ! Après la peur, elle a eu le temps de s’habituer. En fin de compte l’enfant abstraction s’est matérialisé. Une idée qui prend corps. Le premier être à lui appartenir. Aimée en prit conscience. Et, elle aima l’enfant à naître encore plus intensément que s’il avait été désiré.

    L’enfant. Pour lui, Aimée était prête à faire des choses. Faire ce qu’il fallait. Elle saurait l’aimer. L’aimer. Toujours. Quoi qu’il advienne. En prendre soin. Préserver sa fleur.

    Pas un instant Aimée n’avait envisagé d’avoir un garçon. D’ailleurs elle n’aurait su s’y prendre avec un garçon. Comment une femme peut-elle comprendre un garçon ? Un être si différent d’elle-même, si dissemblable. Quels mots, quels gestes employer pour montrer sa tendresse ? Lui expliquer le monde ? Lui parler au moment délicat de l’adolescence ? Non. L’enfant, son enfant serait une fille.

    Parfois l’angoisse l’étreignait. Son cœur s’alourdissait. Sa vue s’obscurcissait. Si l’enfant … Non. Absurde ! Ne jamais envisager. Oublier. Au dernier instant, au moment d’accoucher, dans la salle froide et impersonnelle de l’hôpital, le doute l’effleura de son souffle oppressant. Jusqu’au cri qui précisa la présence de l’enfant. Aimée écarta l’idée. Ses paupières s’abaissèrent pudiquement. Elle savoura son triomphe. Une fille. Enfin !

  • La Ville verte

    Tout dans cet univers est vert. La ville. Les parcs où l’on se promène le dimanche. Les squares. Les avenues. Les cours, les arbres qui les bordent. Les maisons. Verte et humide. Voici la ville. Vertes les places ; les cimetières. Verts, les fleuves qui la traversent comme deux cicatrices purulentes, infectées, qui vomissent leur odeur putride. Verts, les gens. Verts son monde et les collines en surplomb. Vert l’air qu’on respire à travers les ouvertures des systèmes d’évacuation.

    Ici, les immeubles sont lourds. Sans fantaisie. Alanguis par les siècles. Les rues sont étroites, le ciel caché. Les venelles tortueuses. La lumière s’estompe vite sur les murs, absorbée, engloutie par les surfaces marbrées de moisissure, terne.

    La ville est inhospitalière. Encaissée au centre de ses collines, elle se recroqueville, enfermée sur son passé et ses souvenirs ; comme l’est la femme.

    La femme aime se promener dans la ville verte. Elle l’enveloppe, la rassure. En hiver, le brouillard étouffe le bruit de ses pas et elle s’imagine voyager dans un rêve éveillé. Une chape de brouillard qui vous enveloppe dans un doux bercement onirique. Curieusement depuis quelque temps, depuis que les hivers sont doux, les jours de brouillard se font rares. Le brouillard lui-même moins cotonneux. Les réverbères se dressent distinctement dans la nuit. Les fenêtres se découpent dans le reflet des eaux sombres. Les quais résonnent des pas inconnus qui s’enfoncent dans la nuit.

    La ville convient à la femme. Et elle l’aime. Dans cet environnement clos, elle est. Elle existe. Elle est heureuse. Elle vit au rythme de la ville. La ville la comprend. Elle lui offre les mouvements de ses humeurs. Complices.

     

    (à suivre)