Maintenant, imaginez une petite ferme isolée dans cette campagne venteuse. Massive, compacte. Nous la devinons solide, construite sur plusieurs niveaux afin de mieux épouser les inégalités du terrain. Détournée de sa fonction première, elle sert d’habitation à l’homme rencontré plutôt.
Approchons-nous. Voyez ? Une pâle lueur perce par une de ses vitres, impuissante à éclairer l’alentour et tremblote sur l’écran noir de la façade. Rien ne laisse à penser que cette maison est habitée si ce n’est la lueur falote qui déchire l’uniformité obscure du décor. Aucun bruit, aucun souffle ne dérange le silence religieux de l’habitation. Même les craquements qu’on s’attend à percevoir habituellement se taisent. Tout est figé. En attente. Car, un drame s’est déroulé tantôt entre ses murs. Un drame effroyable parce que difficile à admettre pour le sens commun : une mère a assassiné ses deux enfants avant de se suicider.
Or, de cela, l’homme qui marche dans la campagne ne sait rien. Il n’a pas encore pénétré dans la maison. Au moment où il marche, le drame est accompli. Irréparable. Irrémédiable. Définitif. L’inconnu quant à lui, ne sachant rien, se hâte vers cette ferme reconvertie en un havre accueillant. Du moins, la considère-t-il ainsi. Sa maison. Son foyer qui, loin de la ville bariolée, lui sert de refuge, le protégeant du monde extérieur, agressif, hostile, l’abritant d’un univers vertigineux, empressé, criard, imprégné de bruits, de couleurs, de formes se coudoyant dans un imbroglio médiatique de mondialisation. Pendant qu’il marche, ce monde qu’il nie avec ferveur l’a déjà rattrapé. Mais il l’ignore. Il ne se doute pas de l’horreur innommable qu’il trouvera au sein de cet espace clos, trompeusement paisible. Pour l’instant il marche vers sa destination, marche vers sa maison qu’il a retapée lui-même, aidé par sa femme, décorée comme dans ces rêveries d’enfant envisageant l’avenir avec optimisme.
Nul soupçon ne perturbe le cheminement de ses réflexions. Non. L’homme ne se doute pas du drame qui l’attend chez lui. D’ailleurs quels motifs en aurait-il eu ? Regardons-le sourire à l’idée de retrouver sa famille, son cocon niché au cœur d’un bouquet épars de pommiers et de cerisiers déformés par l’âge. Il se délecte du plaisir anticipé devant la joie des enfants quand ils découvriront leur cadeau dans deux jours. Son regard s’anime à imaginer le bonheur de sa femme face à la jument belle et douce à la robe miel qu’il leur offre pour Noël. Il a préparé minutieusement sa surprise. Il aime provoquer ces moments de plaisir intense amplis de gratitude. Noël est un moment privilégié parmi tant d’autres disséminés au fil des jours, des mois qui passent, des années qui se succèdent. Satisfait de lui-même, il continue. S’avance. Sourit.
Pourtant…
N’a-t-il pas un pressentiment, un voile qui viendrait ternir le tableau idyllique de ses rêveries ? N’y aurait-il pas eu un signe inhabituel pour le mettre en garde ?
Aurait-il pu voir, déceler les signes qui ont conduit Jeanne sa femme à cette fin extrême ? Comment savoir ?
Laissons-le sourire. Encore. Ne troublons pas la quiétude de ces quelques enjambées qui lui restent à parcourir avant d’arriver. Ne dérangeons pas ces moments précieux où il n’a pas encore poussé la porte de sa jolie maison. Il saura assez tôt que la lumière qui guette derrière la croisée a été laissée là à son intention comme un ex- voto dans une église. Pouvons-nous prévenir l’homme ? Pouvons-nous le préparer à affronter la scène qui l’attend ? Sûrement, non. Le scénario est définitivement écrit. Nous ne pouvons qu’assister en spectateurs au déroulement de cette tragédie.
( à suivre)