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  • La Ville verte III

    La femme a pour nom Aimée. C’est un nom vieillot, étriqué, risible. Cela fait sourire les gens. Certains ont un regard compatissant qui tente de la consoler de s’appeler de la sorte. Car Aimée est laide. D’une laideur sans charme, encore plus vive à l’approche de la cinquantaine. La fraîcheur a déserté ses traits lourds, grossiers du peuple qui l’a engendré. Le teint est blafard, verdâtre, exsangue.

    Aimée vit en osmose avec la ville. Elle l’aime pour ce qu’elle lui offre. Les constructions aux bords des rives, spongieuses et suintantes. Les cafés aux terrasses venteuses. Les ruelles humides et glissantes. Les marchés qui se tiennent sur les quais des fleuves. Les bouquinistes qui vendent des romans d’amour que d’autres femmes ont tenu et dévoré dans le secret de leur chambre, puis revendus parce qu’elles avaient honte qu’on découvre qu’elles aiment les histoires qui ne finissent pas mal, les rêves à prix bradé, les destinées auréolées de bonheur qu’elles ne pourront pas vivre.

    Parfois Aimée songe à partir. Retourner dans son pays natal ou dans le midi de la France. Ou bien Paris ? La conquête de la capitale n’est plus son rêve. Paris écrase les gens et déchire leurs illusions. Paris est trop égocentrique.

    Aimée se tasse et laisse la ville la prendre dans ses bras.

    Ici, la ville te laisse tes illusions. Elle t’enrobe de son voile vert et tu crois vivre intensément. Non pas comme dans une ville de province où l’on n’est pas grand’ chose à être quelqu’un.

    Aimée connaît chaque recoin de la cité. Le plateau se veut un monde à part. Les pentes aussi. La presqu’île. La vieille ville. La rive gauche également.

    Le monde d’Aimée est vert comme la cité. Ses propres rêves se sont figés et ses espoirs se sont reportés sur sa fille. Elle rêve pour elle un monde sublime où elle aura tout ce qu’Aimée n’a pas eu, tout ce dont elle-même a été privé. Aimée y veille.

    D’abord, le nom. Un nom à la sonorité douce, comme une caresse. Pas comme le sien. Indémodable. Chargé d’émotion poétique. : Garance. La voix d’Arletty résonne dans sa tête. « On m’appelle Garance. C’est le nom d’une fleur ». La nuit, quand sa fille était jeune enfant encore, elle allait la voir dormir et chuchotait interminablement : « Garance, Garance, Garance ». Une fleur. Sa fleur à elle. Elevée par Aimée seule. Sans homme pour imposer sa présence, signifier ses choix, dicter sa loi, distendre, détruire le lien patiemment tissé par les soins de la mère.

    Au début, ce n’était pas le choix d’Aimée. Mais cela est arrivé. Elle a su faire face. Elle n’avorterait pas. Peu lui importait de l’élever seule. Elle connaissait la solitude. Elle saurait en tirer profit. Sans aide, ni soutien. Non. Elle n’avorterait pas. Elle garderait l’enfant. Son enfant ! Après la peur, elle a eu le temps de s’habituer. En fin de compte l’enfant abstraction s’est matérialisé. Une idée qui prend corps. Le premier être à lui appartenir. Aimée en prit conscience. Et, elle aima l’enfant à naître encore plus intensément que s’il avait été désiré.

    L’enfant. Pour lui, Aimée était prête à faire des choses. Faire ce qu’il fallait. Elle saurait l’aimer. L’aimer. Toujours. Quoi qu’il advienne. En prendre soin. Préserver sa fleur.

    Pas un instant Aimée n’avait envisagé d’avoir un garçon. D’ailleurs elle n’aurait su s’y prendre avec un garçon. Comment une femme peut-elle comprendre un garçon ? Un être si différent d’elle-même, si dissemblable. Quels mots, quels gestes employer pour montrer sa tendresse ? Lui expliquer le monde ? Lui parler au moment délicat de l’adolescence ? Non. L’enfant, son enfant serait une fille.

    Parfois l’angoisse l’étreignait. Son cœur s’alourdissait. Sa vue s’obscurcissait. Si l’enfant … Non. Absurde ! Ne jamais envisager. Oublier. Au dernier instant, au moment d’accoucher, dans la salle froide et impersonnelle de l’hôpital, le doute l’effleura de son souffle oppressant. Jusqu’au cri qui précisa la présence de l’enfant. Aimée écarta l’idée. Ses paupières s’abaissèrent pudiquement. Elle savoura son triomphe. Une fille. Enfin !

  • La Ville verte II

    Elle s’invente d’autres vies. Elle et la ville verte. Elle s’imagine descendant d’un attelage luxueux, se fondre dans les lumières des salons bruyants de la Grande Place. Entourée de poètes, d’artistes, elle chante un cantique aux accents pathétiques. Son dernier recueil est dans tous les esprits. Maurice Sève s’inspire de l’éclat diamantin de ses yeux, de ses lèvres purpurines. Dans une autre vie elle danse sur la place de la Cathédrale pour fêter la Saint-Jean et la douceur de l’été. L’atmosphère emplie d’accords clairs qui se mêlent aux sonorités plus vibrantes des orgues est parfumée de cannelle. Elle virevolte dans ses habits chamarrés et rit à gorge déployée d’ivresse. Les odeurs du soir et du brasier se mélangent aux sueurs des danseurs et provoquent une excitation sensuelle, animale. Le désir s’inscrit dans sa chair et la rend sauvage. La danse s’éternise et elle s’essouffle. Le plaisir est furtif, intense, bestial. A un autre moment, portée par la passion des artisans, elle brandit le drapeau noir de la révolte des Canuts et dévale la Montée de la Grande Côte en criant, exaltée avec la foule « Du travail ou la mort ». L’éclat de son regard électrise ses compagnons et contraste avec la douceur moirée de la soie imbibée de larmes. Dans sa dernière vie, elle luttait pour fuir les dénonciations ; un voisin l’avait trahie. Elle voulait passer en zone libre ou mourir aux côtés de Jean Moulin. Le héros de la ville verte. La résistance. Elle entre triomphante dans la ville. Elle a échappé aux persécutions. Elle est vivante, rescapée. Un autre scénario. Elle est enfermée aux cachots de l’ancienne école militaire transformée en musée. Torturée par la Gestapo. Elle ne trahit pas. Elle s’accroche désespérément. Elle est digne de son personnage. Elle est déportée. Elle est morte en exil, loin de la ville.

    Elle s’acharne à vivre.

    Elle se promène dans la ville qui la berce, la console. Elle est seule. Habillée de gris. Le vert de son spleen s’accorde bien au paysage et s’affiche sur son visage telle une estampe, un logo.

  • La Ville verte

    Tout dans cet univers est vert. La ville. Les parcs où l’on se promène le dimanche. Les squares. Les avenues. Les cours, les arbres qui les bordent. Les maisons. Verte et humide. Voici la ville. Vertes les places ; les cimetières. Verts, les fleuves qui la traversent comme deux cicatrices purulentes, infectées, qui vomissent leur odeur putride. Verts, les gens. Verts son monde et les collines en surplomb. Vert l’air qu’on respire à travers les ouvertures des systèmes d’évacuation.

    Ici, les immeubles sont lourds. Sans fantaisie. Alanguis par les siècles. Les rues sont étroites, le ciel caché. Les venelles tortueuses. La lumière s’estompe vite sur les murs, absorbée, engloutie par les surfaces marbrées de moisissure, terne.

    La ville est inhospitalière. Encaissée au centre de ses collines, elle se recroqueville, enfermée sur son passé et ses souvenirs ; comme l’est la femme.

    La femme aime se promener dans la ville verte. Elle l’enveloppe, la rassure. En hiver, le brouillard étouffe le bruit de ses pas et elle s’imagine voyager dans un rêve éveillé. Une chape de brouillard qui vous enveloppe dans un doux bercement onirique. Curieusement depuis quelque temps, depuis que les hivers sont doux, les jours de brouillard se font rares. Le brouillard lui-même moins cotonneux. Les réverbères se dressent distinctement dans la nuit. Les fenêtres se découpent dans le reflet des eaux sombres. Les quais résonnent des pas inconnus qui s’enfoncent dans la nuit.

    La ville convient à la femme. Et elle l’aime. Dans cet environnement clos, elle est. Elle existe. Elle est heureuse. Elle vit au rythme de la ville. La ville la comprend. Elle lui offre les mouvements de ses humeurs. Complices.

     

    (à suivre)

  • II

    Je ne peux que t’aimer

    Dans l’obscure résurgence du désir

    Où les sens s’abandonnent et s’assemblent

    Dans le silence taciturne de ton cœur

    Qui enclave le mien dans sa gangue

    Sur les murs blancs de ma chambre

    Où ton empreinte intacte grave des terreurs primitives

    Dans ces lieux où les humeurs de tes baisers

    Cèdent la place à d’obsédantes peurs

    J’entrevois continuellement

    Des mots inachevés, des gestes en attente

    Des plaisirs inassouvis, insatiables

    Dans l’espace restreint de ton corps où je meurs

    Je ne peux que t’aimer

    Comme hier, comme avant, comme toujours

    Et je t’aime à nouveau 

    Puisque je suis sans exister et j’existe sans l’être