Inexorablement l’homme s’avance vers la réalisation de son destin et ne le sait pas. Ne disons rien. Taisons-nous. Laissons-le encore faire des projets pour les fêtes si proches. Laissons-le savourer son bonheur, ses sensations d’homme accompli, heureux et insouciant, intacts. Devançons-le.
Observons plutôt l’intérieur de la maison. Entrons. Voyez comme tout est ordonné et paisible. Le hasard n’a pas lieu de cité parmi ses murs. Chaque élément fait partie intégrante d’un tout et le tout forme un ensemble indissociable. Remarquez comme chaque objet trouve sa place dans une ostentation désinvolte.
Sur la table basse du séjour Jeanne a disposé un vase rempli de tulipes rose aux pétales fragiles et délicats, agréable note de couleur s’accordant si bien aux tons riches et soyeux du tapis, aux teintes pâles des murs. Dès le matin, elle s’est affairée, arrangé, dépoussiéré la maison, répondu à quelques lettres en attente. Vers la fin de l’après-midi, elle a allumé le feu dans la cheminée, préparé soigneusement le repas comme toujours, disposé le couvert de son mari et, adossées sur son verre, elle a placé quelques feuilles de papier soigneusement pliées. Oui, cette lettre est primordiale si nous désirons comprendre les motivations de l’infanticide. Chaque paragraphe a été médité, chaque phrase pensée et pesée. Là, Jeanne a déposé un testament. Pour lui. Pour l’homme qui marche dans la campagne en pensant à elle, aux enfants. Ne la lisons pas tout de suite. Les mots appartiennent encore à l’homme.
Montons à l’étage.
En haut de l’escalier un miroir contemple avec mélancolie les visages qui s’y approchent, esquissent un geste furtif et s’avancent vers les chambres au nombre de trois.
La première est sans intérêt pour notre récit. Ce n’est qu’une chambre d’amis ; certes, joliment mise. Le lit confortable, les meubles fonctionnels, les cadres choisis avec un soin délicat. Mais c’est une chambre qui reste impersonnelle. On peut constater aisément qu’elle n’a pas été occupée depuis un bon moment. La seconde l’est davantage pour l’homme qui continue d’avancer dans le vent.
C’est une chambre d’enfants. Non. Nous ne sommes pas encore sur les lieux du drame. Ici règne un agréable désordre. Un puzzle traîne son image en éclats éparpillés sur la moquette. Un ballon avoisine un petit nounours bleu au pied d’un lit, sur l’autre, un abécédaire reste ouvert à la lettre P. P comme passion. P comme la perfection de leur existence. Perfection sublimée par l’homme. Dévorante, destructrice pour Jeanne.
Dans d’autres circonstances nous aurions eu envie de nous attarder, ranger les pièces du puzzle dans sa boîte, fermer l’abécédaire, disposer le nounours sur son étagère, remettre le ballon dans le coffre à jouets sous la fenêtre. Nous n’aurons pas cette opportunité. L’homme s’en chargera lorsqu’il y entrera. Après le deuil. Lorsque le vide qu’occupaient autrefois les êtres aimés s’installera. Mais ceci est un chapitre d’une autre histoire, de celle d’après. Tentera-t-il de comprendre les raisons qui ont conduit Jeanne à tuer les enfants, à se tuer ? Oui. Beaucoup plus tard. Dans un autre espace.
Pour l’heure, continuons. Le temps presse. Nous devons explorer le reste de la maison avant qu’il ne parvienne au seuil.
(à suivre )