Mais le sud apprend aux gens la soumission, il les rend fatalistes. Le père contemple l’horizon par delà la montagne. Pas de révolte, pas d’issue, pas d’échappatoire, pas de choix, pas d’alternative…On accepte. On plie. On capitule.
La jeune mariée pleure. Pitié ! Elle se recroqueville au plus obscur angle de la pièce. Elle se fait petite, toute petite. Je veux être invisible, disparaître, me disloquer. Maintenant ! MAINTENANT ! Horrifiée, elle regarde cet homme inconnu à qui son père a donné sa fille en la bénissant. Mon Dieu, faites qu’il meure ! Faites que je meure ! Faites que je disparaisse ! Mais rien ne se produit, et l’inconnu continue d’avancer, un sourire de carnassier sur les lèvres. Non, ne me touche pas ! Assassin, meurtrier, non, non, ne me touche pas, tu n’as pas le droit ! PAS LE DROIT! Elle sort de son mutisme, se bat, hurle à s’en déchirer la gorge, implore, prie, se bat avec désespoir, griffe, mord, donne des coups. Sa détresse excite l’homme, il respire fort, et son corps mûr, en pleine force de l’âge écrase le corps fragile de l’adolescente. Molestée, humiliée, elle cesse de lutter, ferme les yeux. Ne pas voir, ne pas sentir, être une pierre, une statue de marbre que rien ne touche ! Au fond de l’abîme où elle tombe, Athéna entend un ricanement. Cela est pire que la mort, pire que tout ! Les larmes coulent, inondent les joues, mouillent l’oreiller. Immobile, les yeux clos, elle étouffe sous le poids de l’étranger. Une odeur âcre, rance lui monte aux narines, des mains moites violent ses seins purs, la bouche humide se promène sur sa peau comme une limace qui laisse derrière elle des traces de bave indélébiles, elle sent l’excroissance de son dard la meurtrir, la poignarder encore et encore. Il halète de plus en plus fort et dans un râle s’écroule de côté. Une explosion se fait dans la tête d’Athéna, la raison l’abandonne. Comment est-ce possible ? Comment puis-je vivre encore, comment se fait-il que je respire encore ? Comment puis-je continuer à vivre ? Le râle est toujours là, près de sa couche. Comprendre. Le corps martyrisé, l’esprit en délire elle se recroqueville au fond de son lit. Elle se concentre. Non, ce n’est pas l’homme qui respire, ce n’est pas lui, il est mort depuis longtemps déjà, mort et enterré. Il ne viendra plus la prendre, il ne viendra pas violer son corps, tuer son âme, martyriser sa dignité. La vieille dame pleure. Ce n’est que l’appareil respiratoire qui la maintient en vie. La fièvre a obscurci sa raison, elle s’est crue à nouveau dans la chambre du supplice. Et elle pleure. La fièvre gagne son corps et sa conscience. Elle s’enfonce dans le néant. Ne plus souffrir ! Mais, voilà qu’on l’appelle. Quelqu’un lui baigne le visage à l’eau fraîche, l’oblige à boire, soulève sa tête pour lui donner de l’eau. Athéna, ma chère enfant, ressaisis-toi, Reviens parmi nous, reviens ! La voix de sa mère la berce, l’endort, puis à nouveau l’exhorte de revenir. Une semaine durant, la mère lutte fermement avec l’obscure, arrache lentement Athéna des ténèbres dans lesquelles elle s’est perdue. Elle cligne des yeux, fixe le visage de sa mère, promène son regard autour d’elle, voit sa petite sœur de six ans sa cadette assise sagement près du lit, découvre adossée au mur le luth de son père et reconnaît la maison. Mon Dieu ! n’était-ce donc qu’un rêve ? Un cauchemar de son cerveau enfiévré ? La voix de sa mère continue à expliquer combien ils ont eu peur de la perdre, comment son père, inquiet pour elle, l’a transporté chez eux pour qu’on prenne soin d’elle, la lutte qu’il a fallu mener pour l’arracher aux griffes de la mort, le prêtre qui lui a donné l’extrême onction, les derniers sacrements, persuadés qu’ils étaient de l’irrévocable, ses prières à la sainte Vierge. Elle lui raconte les regrets du père, ses remords, sa souffrance, ses craintes et sa tristesse. La mère sourit, soulagée. Mais tu es là, tu es sauvée. Sauvée ! Un nouveau désespoir l’engloutit. Non ! ce n’était pas un rêve, ce n’était pas une hallucination due à la fièvre ! Elle n’est pas l’adolescente insouciante d’avant, elle n’est plus qu’une chose à la disposition des autres, elle n’a même pas le droit de mourir, on l’a arrachée à son dernier refuge. Avec un effort, elle se tourne vers le mur et s’enferme dans le silence. Quelqu’un ricane au fond de sa tête.
(à suivre)