Il lit debout. Précipitamment. Sans trop s’arrêter aux phrases. Puis il revient, recommence, relit, encore. Comprend-il ? Saisit-il pleinement la plus infime parcelle de sens incluse dans chaque mot, chaque lettre qui s’aligne aux autres en une succession logique, grammaticalement correcte ? Le bruissement du papier déchire le silence. Patientons. Laissons les abstractions linguistiques se transformer, s’assimiler. La lettre de Jeanne reste suspendue un court instant. La voilà, feuilles éparses touchant le sol dans un soupir. Reliques d’une vie qui s’émiette. Dans sa chute, la lettre laisse entr’apercevoir à l’observateur des mots. Les mots de Jeanne. Oui. Nous pouvons les lires. Désormais, ils n’appartiennent plus à l’homme.
« …Furtives apparitions qui encombrent ma mémoire ! Souvenirs d’ailleurs, d’autrefois. Apprivoisés ils peuvent s’additionner au présent de ma tristesse. Te quitter m’est insupportable. Rester impossible. Mourir, impératif. J’emporte avec moi les enfants. Enterre-nous ensemble. Je leur ai promis de rester auprès d’eux dans l’œuvre dévastatrice de la décomposition. Pour qu’ils n’aient pas peur. Merci.
Jeanne »
L’homme recule. Tourne. Hésite. Allonge un pied, fait un pas. Soudain, il n’hésite plus. Rapidement. Précipitamment. Il monte les marches. Court presque. Son pas décroît dans l’escalier. Les mots de Jeanne n’ont plus de consistance pour l’entité qui s’aventure dans la chambre. Unique sens, les corps. Substances dépeuplées. Métamorphosés. Vides. Il approche, s’agenouille, allonge le bras. Agir. Le sentiment d’urgence le saisi, l’électrise. Il enveloppe ses enfants dans ses bras puissants, réchauffe de son corps les leurs, inertes; insuffle son haleine dans les poitrines frêles qui se soulèvent dans une vaine caricature de vie, déplace les membres. Persiste. S’acharne. Recommence. Enfin, il renonce. Pétrifié, il pleure dans une longue agonie muette, intemporelle. La douleur le drape et le ramène au présent. Agir. Demander secours. Pour l’homme, les actes peuvent-ils encore avoir un sens ? Les actes sauront-ils combler les failles ouvertes par la main caressante et meurtrière de Jeanne ? Sont-ils plus significatifs que les mots ? Provisoirement. Après, c’est à travers les mots qu’il se reconstruira.
Maintenant, il rampe vers l’extérieur. Caisse de résonance de sa douleur amplifiée, sa grande carcasse se hisse, s’accroche aux murs. Persiste à être. Inexorablement.
L’homme pénètre dans le couloir. Son regard s'assombrit. Il chancelle. Il est obligé de se retenir au chambranle pour ne pas tomber. Malgré sa faiblesse, il franchit la porte de la salle de bains qui l’avale, l’engloutit. Il rive les yeux sur le visage exsangue de sa compagne. Une vague d’angoisse le submerge, la nausée obscurcit son esprit, paralyse ses sens. Son univers chavire. Une lame de fond l’emporte dans un gouffre interminable. Il n’arrive plus à respirer normalement. Ses genoux ploient sous le corps. Il cligne les paupières, ouvre la bouche dans sa tentative désespérée pour expulser l’air de ses poumons. Il s’étouffe, suffoque et s’affale sur la matière visqueuse qui poisse le carrelage. Hurle-t-il ? Est-ce un cri ou un râle qui sort de sa gorge meurtrie par l’émotion alors qu’il s’affaisse inconscient sur le sol ? Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons sans doute jamais. Nous ne pouvons que l’imaginer.
Imaginer. Imaginez ce soir du vingt-trois décembre où la journée s’acheva trop rapidement et le soir crépusculaire se déchaîna sur la campagne.
Imaginez l’homme qui s’avance difficilement à cause des rafales de vent qui balayent les herbes et fait pencher les arbres.
Imaginez la maison au creux de son écrin de pommiers distordus et la femme morte à l’intérieur. Imaginez. Ca y est. Vous y êtes.