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litterature - Page 5

  • La Clameur IV

    Dans la chambre à coucher du couple, un grand lit accueille les deux enfants. Allongés l’un près de l’autre, habillés soigneusement, ils portent un crucifix sur la poitrine. Ne nous y trompons pas. Aucun doute, aucun espoir. Ils sembleraient endormis et calmes si ce n’est leur attitude rigide, leur visage difforme au teint violacé, les lèvres boursouflées, les ecchymoses à la base du cou.

    De l’autre côté de l’étroit couloir, à droite, la salle de bains. Béante. Ouverte sur un cri inarticulé. Ici, l’odeur douceâtre du sang se mêle aux parfums fanés de lavande. Ici, marchons lentement. Avec recueillement. Avec respect. Ici, une femme a justifié sa souffrance. La femme qui a tué ses enfants. Jeanne.

    Délicatement allongée dans la baignoire immaculée, elle est habillée de sa robe de jeune mariée, revêtue à l’occasion. Du taffetas couleur crème absorbant le liquide en constellations asymétriques sur la jupe longue. Sa main droite effleure gracieusement le carrelage. Sur l’émail blanc, le sang se coagule en plaques sombres créant des arabesques florales. Saisissante horreur. Horrible beauté.

    Respectons leur silence. Descendons.

    Déjà l’homme s’approche de la maison. Sa main sur la poignée de la porte d’entrée, il discerne le halo qui fait signe par la vitre, s’étonne, intrigué par l’absence de bruit. Il franchit le seuil, s’obstine dans les gestes mécaniques de toujours. Essuie ses pieds, enlève son manteau, l’accroche sur la patère, s’aventure dans le séjour et appuie sur les interrupteurs.

    Le temps s’est écoulé depuis que Jeanne a préparé le feu. Il n’est que cendres froides. L’homme contemple l’âtre. Une interrogation muette se lit sur son visage. La bise s’engouffre par le tuyau du conduit et il frissonne. Ses lèvres bleuissent. Serait-ce le vent qui le rattrape ?

    D’un pas pesant, l’homme explore son domaine. D’une pièce à l’autre, il erre, sème les lumières sur son passage. Bientôt, pas un seul recoin ne reste voilé. Le voilà qui s’approche de la table où le message de Jeanne est posé, tend le bras. Son geste quelque peu brusque heurte le verre, le brise.

    Le message ? Non. Nous ne pouvons l’empêcher de le lire. Il le faut. Il n’a pas encore contemplé le corps de ses enfants étendus sur le grand lit du premier étage. Ni regardé Jeanne dans sa pureté nuptiale.

    (à suivre)

  • La Clameur III

    Inexorablement l’homme s’avance vers la réalisation de son destin et ne le sait pas. Ne disons rien. Taisons-nous. Laissons-le encore faire des projets pour les fêtes si proches. Laissons-le savourer son bonheur, ses sensations d’homme accompli, heureux et insouciant, intacts. Devançons-le.

    Observons plutôt l’intérieur de la maison. Entrons. Voyez comme tout est ordonné et paisible. Le hasard n’a pas lieu de cité parmi ses murs. Chaque élément fait partie intégrante d’un tout et le tout forme un ensemble indissociable. Remarquez comme chaque objet trouve sa place dans une ostentation désinvolte.

    Sur la table basse du séjour Jeanne a disposé un vase rempli de tulipes rose aux pétales fragiles et délicats, agréable note de couleur s’accordant si bien aux tons riches et soyeux du tapis, aux teintes pâles des murs. Dès le matin, elle s’est affairée, arrangé, dépoussiéré la maison, répondu à quelques lettres en attente. Vers la fin de l’après-midi, elle a allumé le feu dans la cheminée, préparé soigneusement le repas comme toujours, disposé le couvert de son mari et, adossées sur son verre, elle a placé quelques feuilles de papier soigneusement pliées. Oui, cette lettre est primordiale si nous désirons comprendre les motivations de l’infanticide. Chaque paragraphe a été médité, chaque phrase pensée et pesée. Là, Jeanne a déposé un testament. Pour lui. Pour l’homme qui marche dans la campagne en pensant à elle, aux enfants. Ne la lisons pas tout de suite. Les mots appartiennent encore à l’homme.

    Montons à l’étage.

    En haut de l’escalier un miroir contemple avec mélancolie les visages qui s’y approchent, esquissent un geste furtif et s’avancent vers les chambres au nombre de trois.

    La première est sans intérêt pour notre récit. Ce n’est qu’une chambre d’amis ; certes, joliment mise. Le lit confortable, les meubles fonctionnels, les cadres choisis avec un soin délicat. Mais c’est une chambre qui reste impersonnelle. On peut constater aisément qu’elle n’a pas été occupée depuis un bon moment. La seconde l’est davantage pour l’homme qui continue d’avancer dans le vent.

    C’est une chambre d’enfants. Non. Nous ne sommes pas encore sur les lieux du drame. Ici règne un agréable désordre. Un puzzle traîne son image en éclats éparpillés sur la moquette. Un ballon avoisine un petit nounours bleu au pied d’un lit, sur l’autre, un abécédaire reste ouvert à la lettre P. P comme passion. P comme la perfection de leur existence. Perfection sublimée par l’homme. Dévorante, destructrice pour Jeanne.

    Dans d’autres circonstances nous aurions eu envie de nous attarder, ranger les pièces du puzzle dans sa boîte, fermer l’abécédaire, disposer le nounours sur son étagère, remettre le ballon dans le coffre à jouets sous la fenêtre. Nous n’aurons pas cette opportunité. L’homme s’en chargera lorsqu’il y entrera. Après le deuil. Lorsque le vide qu’occupaient autrefois les êtres aimés s’installera. Mais ceci est un chapitre d’une autre histoire, de celle d’après. Tentera-t-il de comprendre les raisons qui ont conduit Jeanne à tuer les enfants, à se tuer ? Oui. Beaucoup plus tard. Dans un autre espace.

    Pour l’heure, continuons. Le temps presse. Nous devons explorer le reste de la maison avant qu’il ne parvienne au seuil.

    (à suivre )

     

  • La Clameur II

    Maintenant, imaginez une petite ferme isolée dans cette campagne venteuse. Massive, compacte. Nous la devinons solide, construite sur plusieurs niveaux afin de mieux épouser les inégalités du terrain. Détournée de sa fonction première, elle sert d’habitation à l’homme rencontré plutôt.

    Approchons-nous. Voyez ? Une pâle lueur perce par une de ses vitres, impuissante à éclairer l’alentour et tremblote sur l’écran noir de la façade. Rien ne laisse à penser que cette maison est habitée si ce n’est la lueur falote qui déchire l’uniformité obscure du décor. Aucun bruit, aucun souffle ne dérange le silence religieux de l’habitation. Même les craquements qu’on s’attend à percevoir habituellement se taisent. Tout est figé. En attente. Car, un drame s’est déroulé tantôt entre ses murs. Un drame effroyable parce que difficile à admettre pour le sens commun : une mère a assassiné ses deux enfants avant de se suicider.

    Or, de cela, l’homme qui marche dans la campagne ne sait rien. Il n’a pas encore pénétré dans la maison. Au moment où il marche, le drame est accompli. Irréparable. Irrémédiable. Définitif. L’inconnu quant à lui, ne sachant rien, se hâte vers cette ferme reconvertie en un havre accueillant. Du moins, la considère-t-il ainsi. Sa maison. Son foyer qui, loin de la ville bariolée, lui sert de refuge, le protégeant du monde extérieur, agressif, hostile, l’abritant d’un univers vertigineux, empressé, criard, imprégné de bruits, de couleurs, de formes se coudoyant dans un imbroglio médiatique de mondialisation. Pendant qu’il marche, ce monde qu’il nie avec ferveur l’a déjà rattrapé. Mais il l’ignore. Il ne se doute pas de l’horreur innommable qu’il trouvera au sein de cet espace clos, trompeusement paisible. Pour l’instant il marche vers sa destination, marche vers sa maison qu’il a retapée lui-même, aidé par sa femme, décorée comme dans ces rêveries d’enfant envisageant l’avenir avec optimisme.

    Nul soupçon ne perturbe le cheminement de ses réflexions. Non. L’homme ne se doute pas du drame qui l’attend chez lui. D’ailleurs quels motifs en aurait-il eu ? Regardons-le sourire à l’idée de retrouver sa famille, son cocon niché au cœur d’un bouquet épars de pommiers et de cerisiers déformés par l’âge. Il se délecte du plaisir anticipé devant la joie des enfants quand ils découvriront leur cadeau dans deux jours. Son regard s’anime à imaginer le bonheur de sa femme face à la jument belle et douce à la robe miel qu’il leur offre pour Noël. Il a préparé minutieusement sa surprise. Il aime provoquer ces moments de plaisir intense amplis de gratitude. Noël est un moment privilégié parmi tant d’autres disséminés au fil des jours, des mois qui passent, des années qui se succèdent. Satisfait de lui-même, il continue. S’avance. Sourit.

    Pourtant…

    N’a-t-il pas un pressentiment, un voile qui viendrait ternir le tableau idyllique de ses rêveries ? N’y aurait-il pas eu un signe inhabituel pour le mettre en garde ?

    Aurait-il pu voir, déceler les signes qui ont conduit Jeanne sa femme à cette fin extrême ? Comment savoir ?

    Laissons-le sourire. Encore. Ne troublons pas la quiétude de ces quelques enjambées qui lui restent à parcourir avant d’arriver. Ne dérangeons pas ces moments précieux où il n’a pas encore poussé la porte de sa jolie maison. Il saura assez tôt que la lumière qui guette derrière la croisée a été laissée là à son intention comme un ex- voto dans une église. Pouvons-nous prévenir l’homme ? Pouvons-nous le préparer à affronter la scène qui l’attend ? Sûrement, non. Le scénario est définitivement écrit. Nous ne pouvons qu’assister en spectateurs au déroulement de cette tragédie.

    ( à suivre)

     

  • La Clameur

    Imaginez. Imaginez un vingt-trois décembre. Ne songez pas aux fêtes qui approchent dans une excitation fébrile d’achats et de lumières. Ni aux villes baignées de gaieté factice, accrue à l’approche de Noël. Imaginez plutôt cette période de l’année où les journées sont très courtes, les nuits interminables. Imaginez les matins mornes quand le soleil éprouve de la peine à se maintenir en équilibre au zénith, les levers où nous vivons au ralenti. Nous avons de la peine à nous mouvoir, chancelants entre veille et rêves. Songez aux instants d’expectative, d’engourdissement où le printemps n’est qu’ébauche, les projets remis à plus tard. Imaginez, donc une fin de journée assombrie, lascive, alourdie par le ciel bas. Au septentrion, l’obscurité court à l’horizon.

    Imaginez à présent une campagne anonyme, fouettée par le vent glacial de l’hiver. Le crépuscule enveloppe les bâtisses et les transforme en ombres indistinctes, lointaines. Bientôt, la nuit pointera son visage, s’installera, occultera les détails, le paysage. Cependant la lumière déclinante suffit pour que nous discernions encore clairement ce qui nous entoure. Ca y est ? Vous y êtes ?

    Imaginez un homme solitaire qui parcourt cette campagne. Le voyez-vous ? Il n’est qu’une silhouette emmitouflée dans un manteau. La tête penchée, il s’avance, contre le vent. Sa démarche est difficile, lente à cause des rafales. Cependant il sait qu’il arrivera bientôt à destination. Alors, il allonge le pas, se penche davantage pour arriver plus vite.

    Arrêtons-nous un instant. Etudions ensemble cet individu. Regardons-le se mouvoir. Economie du geste, fermeté de la démarche. Agilité du mouvement. Détermination du visage. La particularité de cet homme ? Il n’en a aucune. Le caractère égal. L’humeur aussi. L’aspect quelconque. Chez lui, aucun trait n’est plus prononcé qu’un autre. Aucune caractéristique ne dénoterait sa présence dans la multitude. Uniformité. Tel est le terme qui qualifierait ce quidam qui chemine dans la bise par cette soirée du vingt trois décembre. Pourquoi lui me direz- vous ? Dans les rues peuplées d’une ville il passerait sûrement inaperçu. Nous n’aurions pas l’opportunité ni le temps de le suivre. Trop absorbés par les distractions qui s’offrent à chacun, nous le perdrions rapidement de vue. Certes. Cependant, dans cette campagne où nous nous aventurons, il est impossible de le manquer. En ces lieux, chaque être est suffisamment particulier, rare, pour qu’on le remarque. Suffisamment important pour que l’on s’intéresse à lui, à son existence. D’ailleurs, si nous le remarquons, c’est uniquement parce que cette histoire est la sienne. Du moins, il y est associé. Malgré lui.

    (à suivre)