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prose - Page 2

  • Une Femme


    La petite fille pleure. Elle ne sait pas pourquoi. Elle ne sait plus. Les larmes lui brûlent les paupières. Elle veut crier, mais ne le peut. Elle a peur du noir. Peur de ce néant qui l’enveloppe, l’isole des autres ; et elle pleure. Pourquoi la lumière tarde-t-elle à venir ? Pourquoi ce froid qui la pénètre jusqu’aux tréfonds ?

    La petite fille pleure. Des heures durant. Des sanglots incontrôlables, des larmes secrètes. Elle pleure de détresse. Personne pour l’entendre. Les larmes ne coulent plus de ses yeux clos. Cela fait si longtemps qu’elles se sont asséchées ! Quand était-ce la dernière fois ? Si au moins elle pouvait se le rappeler…

    La petite fille pleure. Inconsolable. Un spasme parcourt son corps. Il n’est pas dû au froid, au noir ou à la douleur. Elle se rappelle maintenant. Elle est vieille et elle meurt. Ce néant n’est rien d’autre que la mort. Sa mort.

    Emmurée dans l’infirmité de sa vieillesse, elle pleure. Personne pour abréger sa souffrance. Le corps inerte, sanglé d’appareils, maintenue en vie artificiellement, elle glisse lentement vers le non-être. Seul l’esprit reste indemne dans la décrépitude de la chair en lambeaux. De son cerveau en effervescence surgissent des échos, des voix, des ombres. Serait-ce… ? Oh ! Faites que cela ne soit pas la fin ! Je vous en prie ! Pas encore ! Pas maintenant ! Pas tout de suite… J’ai si peu vécu ! J’ai tant à vivre ! Les souvenirs émergent. Confus, évanescents au début, ils se précisent par étapes jusqu’à devenir des images nettes qui s’animent. N’est-ce pas la voix de sa mère qui l’appelle ? Une voix douce, chantante des gens du sud. Ma mère ? La mort se déguiserait-elle avant de venir vers nous ? Est-ce un dernier artifice pour tromper notre vigilance ? Ne pas céder. Ne pas s’abandonner. Ne pas mourir.

    La vieille dame pleure. Je ne veux pas mourir ! Juste un temps. Faites que je vive, juste un peu plus, juste assez pour dire mon amour à cet autre enfant. Celui qui est si semblable au mien dans son enfance, celui qui ne viendra qu’en été parce qu’il habite loin, dans un autre pays, cet enfant dont la mère m’est si proche, si chère, sang de mon sang, fille de ma sœur, ma lignée, ma descendance. Ma pérennité, celle que j’aurais eu si mon fils avait vécu, si mon fils n’était pas mort si tôt, si vite, si jeune… Oh ! faites que je vive jusqu’en été. Quoi ? Suis-je si vieille ? Le cœur est usé. Le corps aussi. Mais qu’importe ? En moi, tout est là. Intact. Jeune, beau, fier, à peine éclos. Comme au début. Comme à l’époque où songer à l’avenir était encore possible. J’ai peur de la mort ! Si peur !

    ( à suivre )

  • La Clameur V (Fin)

    Il lit debout. Précipitamment. Sans trop s’arrêter aux phrases. Puis il revient, recommence, relit, encore. Comprend-il ? Saisit-il pleinement la plus infime parcelle de sens incluse dans chaque mot, chaque lettre qui s’aligne aux autres en une succession logique, grammaticalement correcte ? Le bruissement du papier déchire le silence. Patientons. Laissons les abstractions linguistiques se transformer, s’assimiler. La lettre de Jeanne reste suspendue un court instant. La voilà, feuilles éparses touchant le sol dans un soupir. Reliques d’une vie qui s’émiette. Dans sa chute, la lettre laisse entr’apercevoir à l’observateur des mots. Les mots de Jeanne. Oui. Nous pouvons les lires. Désormais, ils n’appartiennent plus à l’homme.

    « …Furtives apparitions qui encombrent ma mémoire ! Souvenirs d’ailleurs, d’autrefois. Apprivoisés ils peuvent s’additionner au présent de ma tristesse. Te quitter m’est insupportable. Rester impossible. Mourir, impératif. J’emporte avec moi les enfants. Enterre-nous ensemble. Je leur ai promis de rester auprès d’eux dans l’œuvre dévastatrice de la décomposition. Pour qu’ils n’aient pas peur. Merci.

    Jeanne »

    L’homme recule. Tourne. Hésite. Allonge un pied, fait un pas. Soudain, il n’hésite plus. Rapidement. Précipitamment. Il monte les marches. Court presque. Son pas décroît dans l’escalier. Les mots de Jeanne n’ont plus de consistance pour l’entité qui s’aventure dans la chambre. Unique sens, les corps. Substances dépeuplées. Métamorphosés. Vides. Il approche, s’agenouille, allonge le bras. Agir. Le sentiment d’urgence le saisi, l’électrise. Il enveloppe ses enfants dans ses bras puissants, réchauffe de son corps les leurs, inertes; insuffle son haleine dans les poitrines frêles qui se soulèvent dans une vaine caricature de vie, déplace les membres. Persiste. S’acharne. Recommence. Enfin, il renonce. Pétrifié, il pleure dans une longue agonie muette, intemporelle. La douleur le drape et le ramène au présent. Agir. Demander secours. Pour l’homme, les actes peuvent-ils encore avoir un sens ? Les actes sauront-ils combler les failles ouvertes par la main caressante et meurtrière de Jeanne ? Sont-ils plus significatifs que les mots ? Provisoirement. Après, c’est à travers les mots qu’il se reconstruira.

    Maintenant, il rampe vers l’extérieur. Caisse de résonance de sa douleur amplifiée, sa grande carcasse se hisse, s’accroche aux murs. Persiste à être. Inexorablement.

    L’homme pénètre dans le couloir. Son regard s'assombrit. Il chancelle. Il est obligé de se retenir au chambranle pour ne pas tomber. Malgré sa faiblesse, il franchit la porte de la salle de bains qui l’avale, l’engloutit. Il rive les yeux sur le visage exsangue de sa compagne. Une vague d’angoisse le submerge, la nausée obscurcit son esprit, paralyse ses sens. Son univers chavire. Une lame de fond l’emporte dans un gouffre interminable. Il n’arrive plus à respirer normalement. Ses genoux ploient sous le corps. Il cligne les paupières, ouvre la bouche dans sa tentative désespérée pour expulser l’air de ses poumons. Il s’étouffe, suffoque et s’affale sur la matière visqueuse qui poisse le carrelage. Hurle-t-il ? Est-ce un cri ou un râle qui sort de sa gorge meurtrie par l’émotion alors qu’il s’affaisse inconscient sur le sol ? Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons sans doute jamais. Nous ne pouvons que l’imaginer.

    Imaginer. Imaginez ce soir du vingt-trois décembre où la journée s’acheva trop rapidement et le soir crépusculaire se déchaîna sur la campagne.

    Imaginez l’homme qui s’avance difficilement à cause des rafales de vent qui balayent les herbes et fait pencher les arbres.

    Imaginez la maison au creux de son écrin de pommiers distordus et la femme morte à l’intérieur. Imaginez. Ca y est. Vous y êtes.

  • La Clameur IV

    Dans la chambre à coucher du couple, un grand lit accueille les deux enfants. Allongés l’un près de l’autre, habillés soigneusement, ils portent un crucifix sur la poitrine. Ne nous y trompons pas. Aucun doute, aucun espoir. Ils sembleraient endormis et calmes si ce n’est leur attitude rigide, leur visage difforme au teint violacé, les lèvres boursouflées, les ecchymoses à la base du cou.

    De l’autre côté de l’étroit couloir, à droite, la salle de bains. Béante. Ouverte sur un cri inarticulé. Ici, l’odeur douceâtre du sang se mêle aux parfums fanés de lavande. Ici, marchons lentement. Avec recueillement. Avec respect. Ici, une femme a justifié sa souffrance. La femme qui a tué ses enfants. Jeanne.

    Délicatement allongée dans la baignoire immaculée, elle est habillée de sa robe de jeune mariée, revêtue à l’occasion. Du taffetas couleur crème absorbant le liquide en constellations asymétriques sur la jupe longue. Sa main droite effleure gracieusement le carrelage. Sur l’émail blanc, le sang se coagule en plaques sombres créant des arabesques florales. Saisissante horreur. Horrible beauté.

    Respectons leur silence. Descendons.

    Déjà l’homme s’approche de la maison. Sa main sur la poignée de la porte d’entrée, il discerne le halo qui fait signe par la vitre, s’étonne, intrigué par l’absence de bruit. Il franchit le seuil, s’obstine dans les gestes mécaniques de toujours. Essuie ses pieds, enlève son manteau, l’accroche sur la patère, s’aventure dans le séjour et appuie sur les interrupteurs.

    Le temps s’est écoulé depuis que Jeanne a préparé le feu. Il n’est que cendres froides. L’homme contemple l’âtre. Une interrogation muette se lit sur son visage. La bise s’engouffre par le tuyau du conduit et il frissonne. Ses lèvres bleuissent. Serait-ce le vent qui le rattrape ?

    D’un pas pesant, l’homme explore son domaine. D’une pièce à l’autre, il erre, sème les lumières sur son passage. Bientôt, pas un seul recoin ne reste voilé. Le voilà qui s’approche de la table où le message de Jeanne est posé, tend le bras. Son geste quelque peu brusque heurte le verre, le brise.

    Le message ? Non. Nous ne pouvons l’empêcher de le lire. Il le faut. Il n’a pas encore contemplé le corps de ses enfants étendus sur le grand lit du premier étage. Ni regardé Jeanne dans sa pureté nuptiale.

    (à suivre)

  • La Clameur III

    Inexorablement l’homme s’avance vers la réalisation de son destin et ne le sait pas. Ne disons rien. Taisons-nous. Laissons-le encore faire des projets pour les fêtes si proches. Laissons-le savourer son bonheur, ses sensations d’homme accompli, heureux et insouciant, intacts. Devançons-le.

    Observons plutôt l’intérieur de la maison. Entrons. Voyez comme tout est ordonné et paisible. Le hasard n’a pas lieu de cité parmi ses murs. Chaque élément fait partie intégrante d’un tout et le tout forme un ensemble indissociable. Remarquez comme chaque objet trouve sa place dans une ostentation désinvolte.

    Sur la table basse du séjour Jeanne a disposé un vase rempli de tulipes rose aux pétales fragiles et délicats, agréable note de couleur s’accordant si bien aux tons riches et soyeux du tapis, aux teintes pâles des murs. Dès le matin, elle s’est affairée, arrangé, dépoussiéré la maison, répondu à quelques lettres en attente. Vers la fin de l’après-midi, elle a allumé le feu dans la cheminée, préparé soigneusement le repas comme toujours, disposé le couvert de son mari et, adossées sur son verre, elle a placé quelques feuilles de papier soigneusement pliées. Oui, cette lettre est primordiale si nous désirons comprendre les motivations de l’infanticide. Chaque paragraphe a été médité, chaque phrase pensée et pesée. Là, Jeanne a déposé un testament. Pour lui. Pour l’homme qui marche dans la campagne en pensant à elle, aux enfants. Ne la lisons pas tout de suite. Les mots appartiennent encore à l’homme.

    Montons à l’étage.

    En haut de l’escalier un miroir contemple avec mélancolie les visages qui s’y approchent, esquissent un geste furtif et s’avancent vers les chambres au nombre de trois.

    La première est sans intérêt pour notre récit. Ce n’est qu’une chambre d’amis ; certes, joliment mise. Le lit confortable, les meubles fonctionnels, les cadres choisis avec un soin délicat. Mais c’est une chambre qui reste impersonnelle. On peut constater aisément qu’elle n’a pas été occupée depuis un bon moment. La seconde l’est davantage pour l’homme qui continue d’avancer dans le vent.

    C’est une chambre d’enfants. Non. Nous ne sommes pas encore sur les lieux du drame. Ici règne un agréable désordre. Un puzzle traîne son image en éclats éparpillés sur la moquette. Un ballon avoisine un petit nounours bleu au pied d’un lit, sur l’autre, un abécédaire reste ouvert à la lettre P. P comme passion. P comme la perfection de leur existence. Perfection sublimée par l’homme. Dévorante, destructrice pour Jeanne.

    Dans d’autres circonstances nous aurions eu envie de nous attarder, ranger les pièces du puzzle dans sa boîte, fermer l’abécédaire, disposer le nounours sur son étagère, remettre le ballon dans le coffre à jouets sous la fenêtre. Nous n’aurons pas cette opportunité. L’homme s’en chargera lorsqu’il y entrera. Après le deuil. Lorsque le vide qu’occupaient autrefois les êtres aimés s’installera. Mais ceci est un chapitre d’une autre histoire, de celle d’après. Tentera-t-il de comprendre les raisons qui ont conduit Jeanne à tuer les enfants, à se tuer ? Oui. Beaucoup plus tard. Dans un autre espace.

    Pour l’heure, continuons. Le temps presse. Nous devons explorer le reste de la maison avant qu’il ne parvienne au seuil.

    (à suivre )