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  • La Clameur II

    Maintenant, imaginez une petite ferme isolée dans cette campagne venteuse. Massive, compacte. Nous la devinons solide, construite sur plusieurs niveaux afin de mieux épouser les inégalités du terrain. Détournée de sa fonction première, elle sert d’habitation à l’homme rencontré plutôt.

    Approchons-nous. Voyez ? Une pâle lueur perce par une de ses vitres, impuissante à éclairer l’alentour et tremblote sur l’écran noir de la façade. Rien ne laisse à penser que cette maison est habitée si ce n’est la lueur falote qui déchire l’uniformité obscure du décor. Aucun bruit, aucun souffle ne dérange le silence religieux de l’habitation. Même les craquements qu’on s’attend à percevoir habituellement se taisent. Tout est figé. En attente. Car, un drame s’est déroulé tantôt entre ses murs. Un drame effroyable parce que difficile à admettre pour le sens commun : une mère a assassiné ses deux enfants avant de se suicider.

    Or, de cela, l’homme qui marche dans la campagne ne sait rien. Il n’a pas encore pénétré dans la maison. Au moment où il marche, le drame est accompli. Irréparable. Irrémédiable. Définitif. L’inconnu quant à lui, ne sachant rien, se hâte vers cette ferme reconvertie en un havre accueillant. Du moins, la considère-t-il ainsi. Sa maison. Son foyer qui, loin de la ville bariolée, lui sert de refuge, le protégeant du monde extérieur, agressif, hostile, l’abritant d’un univers vertigineux, empressé, criard, imprégné de bruits, de couleurs, de formes se coudoyant dans un imbroglio médiatique de mondialisation. Pendant qu’il marche, ce monde qu’il nie avec ferveur l’a déjà rattrapé. Mais il l’ignore. Il ne se doute pas de l’horreur innommable qu’il trouvera au sein de cet espace clos, trompeusement paisible. Pour l’instant il marche vers sa destination, marche vers sa maison qu’il a retapée lui-même, aidé par sa femme, décorée comme dans ces rêveries d’enfant envisageant l’avenir avec optimisme.

    Nul soupçon ne perturbe le cheminement de ses réflexions. Non. L’homme ne se doute pas du drame qui l’attend chez lui. D’ailleurs quels motifs en aurait-il eu ? Regardons-le sourire à l’idée de retrouver sa famille, son cocon niché au cœur d’un bouquet épars de pommiers et de cerisiers déformés par l’âge. Il se délecte du plaisir anticipé devant la joie des enfants quand ils découvriront leur cadeau dans deux jours. Son regard s’anime à imaginer le bonheur de sa femme face à la jument belle et douce à la robe miel qu’il leur offre pour Noël. Il a préparé minutieusement sa surprise. Il aime provoquer ces moments de plaisir intense amplis de gratitude. Noël est un moment privilégié parmi tant d’autres disséminés au fil des jours, des mois qui passent, des années qui se succèdent. Satisfait de lui-même, il continue. S’avance. Sourit.

    Pourtant…

    N’a-t-il pas un pressentiment, un voile qui viendrait ternir le tableau idyllique de ses rêveries ? N’y aurait-il pas eu un signe inhabituel pour le mettre en garde ?

    Aurait-il pu voir, déceler les signes qui ont conduit Jeanne sa femme à cette fin extrême ? Comment savoir ?

    Laissons-le sourire. Encore. Ne troublons pas la quiétude de ces quelques enjambées qui lui restent à parcourir avant d’arriver. Ne dérangeons pas ces moments précieux où il n’a pas encore poussé la porte de sa jolie maison. Il saura assez tôt que la lumière qui guette derrière la croisée a été laissée là à son intention comme un ex- voto dans une église. Pouvons-nous prévenir l’homme ? Pouvons-nous le préparer à affronter la scène qui l’attend ? Sûrement, non. Le scénario est définitivement écrit. Nous ne pouvons qu’assister en spectateurs au déroulement de cette tragédie.

    ( à suivre)

     

  • La Clameur

    Imaginez. Imaginez un vingt-trois décembre. Ne songez pas aux fêtes qui approchent dans une excitation fébrile d’achats et de lumières. Ni aux villes baignées de gaieté factice, accrue à l’approche de Noël. Imaginez plutôt cette période de l’année où les journées sont très courtes, les nuits interminables. Imaginez les matins mornes quand le soleil éprouve de la peine à se maintenir en équilibre au zénith, les levers où nous vivons au ralenti. Nous avons de la peine à nous mouvoir, chancelants entre veille et rêves. Songez aux instants d’expectative, d’engourdissement où le printemps n’est qu’ébauche, les projets remis à plus tard. Imaginez, donc une fin de journée assombrie, lascive, alourdie par le ciel bas. Au septentrion, l’obscurité court à l’horizon.

    Imaginez à présent une campagne anonyme, fouettée par le vent glacial de l’hiver. Le crépuscule enveloppe les bâtisses et les transforme en ombres indistinctes, lointaines. Bientôt, la nuit pointera son visage, s’installera, occultera les détails, le paysage. Cependant la lumière déclinante suffit pour que nous discernions encore clairement ce qui nous entoure. Ca y est ? Vous y êtes ?

    Imaginez un homme solitaire qui parcourt cette campagne. Le voyez-vous ? Il n’est qu’une silhouette emmitouflée dans un manteau. La tête penchée, il s’avance, contre le vent. Sa démarche est difficile, lente à cause des rafales. Cependant il sait qu’il arrivera bientôt à destination. Alors, il allonge le pas, se penche davantage pour arriver plus vite.

    Arrêtons-nous un instant. Etudions ensemble cet individu. Regardons-le se mouvoir. Economie du geste, fermeté de la démarche. Agilité du mouvement. Détermination du visage. La particularité de cet homme ? Il n’en a aucune. Le caractère égal. L’humeur aussi. L’aspect quelconque. Chez lui, aucun trait n’est plus prononcé qu’un autre. Aucune caractéristique ne dénoterait sa présence dans la multitude. Uniformité. Tel est le terme qui qualifierait ce quidam qui chemine dans la bise par cette soirée du vingt trois décembre. Pourquoi lui me direz- vous ? Dans les rues peuplées d’une ville il passerait sûrement inaperçu. Nous n’aurions pas l’opportunité ni le temps de le suivre. Trop absorbés par les distractions qui s’offrent à chacun, nous le perdrions rapidement de vue. Certes. Cependant, dans cette campagne où nous nous aventurons, il est impossible de le manquer. En ces lieux, chaque être est suffisamment particulier, rare, pour qu’on le remarque. Suffisamment important pour que l’on s’intéresse à lui, à son existence. D’ailleurs, si nous le remarquons, c’est uniquement parce que cette histoire est la sienne. Du moins, il y est associé. Malgré lui.

    (à suivre)

     

  • La Ville verte (fin)

    Puis, vint le changement. Quand cela s’est-il produit ? Quand est-ce arrivé ? Comment Aimée n’a pas su prévenir les événements ? La joie avait endormi sa vigilance ; elle a fait confiance au destin.

    L’homme est entré dans leur vie discrètement. Sournoisement. Il s’en est allé encore plus discrètement. Sa simplicité, sa tendresse, sa douceur naturelles ont séduit Garance. Son élégance, son port altier, sa position sociale ont su séduire Aimée. Garance l’a aimé et a su convaincre sa mère. Pour Aimée, c’était encore trop tôt. Il fallait protéger Garance afin qu’elle réalise son destin. L’amour saurait attendre. L’homme sembla comprendre. Il vint les voir un dimanche, s’enhardit ; offrit des fleurs, des bijoux. Il les invita au restaurant. Puis chez lui, parmi les siens. Passa Noël en leur compagnie, puis Pâques. Il attendit, patienta. Il voulut qu’on fixe une date. Trop tôt. Trop vite. Il proposa des solutions. Il discuta. Il argumenta, s’impatienta et de guerre lasse, s’éloigna. La souffrance de la fille fut celle de la mère. La souffrance de la mère fut celle de ne pas pouvoir arracher celle de la fille. Comment pouvait-elle insuffler sa propre force à sa fille ? Comment faire sourdre la douleur dans le cœur et l’esprit d’une autre ? Oui. D’une autre. Aimée le sait désormais. La mère n’est plus en fusion avec Garance. L’homme a brisé le lien. Si rapidement. Si promptement.

    Garance pleure. Elle ne veut pas perdre cet homme. Peut importe le prix d’échange. Elle veut qu’il revienne, qu’il reste à jamais auprès d’elle. C’est la faute à elle, à Aimée, s’il est parti. Un couple ne peut pas se construire avec la présence constante de la mère. Quand bien même cette mère est celle de Garance. La mère doit savoir quitter la scène quand le scénario l’exige. Elle doit céder à l’enfant le premier rôle. Qu’emportent les sacrifices accomplis ? C’est le devoir d’une mère. Un devoir sacré. En finir avec la souffrance. Retrouver un peu de répit. Construire seule, exister par soi-même, sans différences. Maman, laisse-moi. Vivre. Maman. Toi et ta ville verte. Laissez-moi partir avec lui. Partir ailleurs. Partir. Pour toujours. A jamais. Maman, la ville verte.

    Le sang rougit la robe mauve de Garance, s’écoule sur le drap blanc de son lit, glisse et forme en tombant sur le parquet une petite flaque que chaque nouvelle goutte élargit en marée dans l’esprit obscurci d’Aimée. Tant de sang dans un corps si frêle.

    La mère se met à genoux près de la flaque, enlace de ses mains nues la blessure, serre fort ; elle tente d’arrêter le sang. Ca y est ! Durant quelques instants la blessure semble se souder, le sang ne coule plus. Mais, elle le sent à nouveau, chaud et visqueux, vibrant aux pulsations du cœur, vivant, s’enfuir entre ses doigts. Des flots de sang. Aimée hurle. Encore. Non ; pas Garance. Pas sa fille. Pas elle. Maintenant, épuisée elle prie. Son sanglot déchirant exhorte Dieu de la secourir. Elle le jure. Elle laissera Garance partir. Aller où elle le voudra. Oui ; elle disparaîtra à jamais de son existence. Faites que les secours arrivent à temps pour stopper le sang. Pour permettre à Aimée de quitter sa fille. Pour ne pas laisser les regrets remplacer l’amour, insurmontables. Ne pas mourir. Dieu… Elle est à bout. Le sang se fige, se coagule, trace une croûte qui s’écaille sur les bras d’Aimée.

    Aujourd’hui il pleut sur la ville verte. La pluie tombe en gouttes fines et brillantes. Elle glisse sur les objets, pénètre les êtres. S’insinue dans le cœur d’Aimée et le glace. La pluie. La pluie qui tombe. La pluie qui coule comme le sang. Le sang qui se lave. L’eau qui nettoie le sang, son odeur métallique. Le sang de l’accouchement, le sang des menstruations, le sang du corps, le sang de Garance. Aujourd’hui Aimée a perdu Garance. Sa tombe se creuse parmi les cercles concentriques du cimetière de la Guillotière. Un nom chargé d’une dimension définitive, irrémédiable. Tout ce sang. Toute cette couleur rouge. Rouge comme une fleur. Rouge comme sa fleur. Garance.

    Aimée marche et laisse la ville prendre soin d’elle. Ses cicatrices sont lavées par les fleuves qui s’écoulent en emportant sa douleur vers la mer. Des mouettes tournoient au-dessus de quelques péniches arrimées aux anneaux des berges. La femme regarde le fleuve. Son eau la nettoie, la purifie. De sa main gauche elle lance une rose rouge au fil de l’eau qui l’emporte avec gratitude. Puis, elle rebrousse chemin et se dirige vers les pentes.

  • La Ville verte IV

    Aimée a voulu donner à Garance tous les atouts que l’on offre à son enfant pour qu’aucun regret ne puisse ternir son bonheur. Aucun sacrifice n’a été trop dur. Il n’y avait pas de sacrifice. Juste le bonheur. Le bonheur de donner à Garance tout ce dont elle pouvait désirer. Puis, la voir grandir, s’épanouir en une magnifique créature qui balayerait tout sur son passage. Car, Garance serait comme une tornade. Elle cueillerait les fruits de l’existence que sa mère n’a pu goûter. Aucun attachement, ni de faiblesse, ni d’humiliation pour sa fleur. Elle traverserait l’existence avec assurance et sortirait indemne de tous les combats, de toutes les batailles. Jamais elle ne plierait devant des êtres inférieurs, vils et bas. Aimée y veillait.

    Bien qu’elle fût bonne élève à l’école, Aimée poussa son enfant à être brillante. Les autres, les professeurs et les conseillères d’orientation ne décideraient jamais à la place d’Aimée de l’avenir de sa fille. La réussite scolaire était une condition sine qua non pour le succès. Pouvoir choisir sa voie sans contraintes, ne pas être tributaire des aléas d’une note scolaire était la base des objectifs qu’Aimée se fixait pour Garance. Sa mère rêvait de pouvoir l’inscrire dans une école privée, bilingue afin de lui permettre de faire des solides études. Mais les moyens financiers ne suffisaient pas ; alors l’école publique servit de solution de rechange, un pis aller.

    Avec cela, une foule d’autres choses pour que Garance soit différente, particulière.

    D’abord, la musique. Pour Garance ce serait un instrument exceptionnel. Peu courant pour une fille. Le violon s’imposa. Des heures à jouer interminablement une série de gammes lentes et stridentes avant d’acquérir la souplesse et l’agilité des doigts. Les jolis morceaux de musique classique viendraient plus tard, avec l’expérience et l’application. Déjà les lumières se baissent jusqu’à s’éteindre. Les voix deviennent des chuchotements et se taisent. Les projecteurs s’allument. La jeune fille s’avance gracieuse et fragile au centre de la scène. Enivrée, Aimée ferme les yeux et boit les premiers accords. Les progrès furent longs à venir. Elle attendit, patienta. Quand Aimée comprit que Garance était médiocre musicienne, elle lui changea de professeur. Elle patienta à nouveau et elle fut obligée d’admettre l’évidence. D’ailleurs, le violon est un instrument si ingrat ! Alors ce fut le piano. Si féminin, si gracieux !

    Ensuite la danse. Elle conservait encore avec émotion au fond d’une malle les mignons petits chaussons rose de ses premiers entrechats. Le cœur empli de tendresse elle admirait Garance incarnant Gisèle, aérienne et pathétique devant sa tombe aux lueurs du crépuscule. Quand la danse classique s’avéra trop difficile et contraignante, elle lui fit faire de la danse moins conventionnelle. Le son des claquettes retentissait allègrement et laissait à Aimée un goût suave dans la tête et des rêves de comédies musicales brillantes, pailletées et polychromes dans les yeux.

    Ses loisirs furent ceux des classes aisées, pour que Garance fréquente un univers privilégié, loin des milieux travaillistes et populaires, pour qu’elle se démarque de ses camarades de classe. Une fois par semaine, le samedi matin, elles prenaient le bus pour une banlieue gaie et verdoyante où Garance apprenait à chevaucher à travers les dédales d’un club d’équitation privé. Plus tard, quand le sort leur sourirait, elles auraient leur propre cheval, un bel alezan fougueux que Garance conduirait avec adresse et détermination.

    Son apparence était loin d’être celle d’une jolie poupée désuète en dentelles et en falbalas. Les habits de Garance ne sortaient pas d’une quelconque boutique de prêt-à-porter ou d’une grande surface qui soldait des vêtements bon marché fabriqués dans les pays du Tiers-monde. Ni des vêtements au rabais, achetés sur des étals du marché le dimanche. Garance était habillée à la dernière mode. Le petit studio qu’elles occupaient sur les pentes se transformait souvent en salon d’essayage. Aimée mettait un point d’honneur à confectionner pour sa fille de tenues étonnantes, originales qu’elle recopiait dans des magazines de mode.

    Aimée était très habile. Les sombres années passées à la campagne n’ont pas été vaines. Elle remerciait la chance qui lui avait permis d’apprendre la couture et d’être si adroite. Elle voyait avec fierté les autres mamans convoiter Garance ! Une ou deux questions d’apparence anodine lui confirmaient leur jalousie envieuse. Des regards chargés d’admiration confortaient Aimée dans ses choix.

    Le temps donna raison à Aimée. Garance grandissait aisément. Elle avait un caractère doux, accommodant, une grâce toute féminine, un regard limpide et une voix agréable. Elle n’était pas timide mais réservée.

    Aimée le savait ; Garance était belle. D’une beauté étrange, inhabituelle. D’une beauté qui imprime un souvenir indélébile dans les esprits. La vie promettait de réaliser les rêves qu’avait construit la mère. Aimée goûtait au bonheur et la ville verte se revêtait d’un éclat lumineux pour fêter avec elle ce bonheur intense.