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prose - Page 4

  • La Ville verte III

    La femme a pour nom Aimée. C’est un nom vieillot, étriqué, risible. Cela fait sourire les gens. Certains ont un regard compatissant qui tente de la consoler de s’appeler de la sorte. Car Aimée est laide. D’une laideur sans charme, encore plus vive à l’approche de la cinquantaine. La fraîcheur a déserté ses traits lourds, grossiers du peuple qui l’a engendré. Le teint est blafard, verdâtre, exsangue.

    Aimée vit en osmose avec la ville. Elle l’aime pour ce qu’elle lui offre. Les constructions aux bords des rives, spongieuses et suintantes. Les cafés aux terrasses venteuses. Les ruelles humides et glissantes. Les marchés qui se tiennent sur les quais des fleuves. Les bouquinistes qui vendent des romans d’amour que d’autres femmes ont tenu et dévoré dans le secret de leur chambre, puis revendus parce qu’elles avaient honte qu’on découvre qu’elles aiment les histoires qui ne finissent pas mal, les rêves à prix bradé, les destinées auréolées de bonheur qu’elles ne pourront pas vivre.

    Parfois Aimée songe à partir. Retourner dans son pays natal ou dans le midi de la France. Ou bien Paris ? La conquête de la capitale n’est plus son rêve. Paris écrase les gens et déchire leurs illusions. Paris est trop égocentrique.

    Aimée se tasse et laisse la ville la prendre dans ses bras.

    Ici, la ville te laisse tes illusions. Elle t’enrobe de son voile vert et tu crois vivre intensément. Non pas comme dans une ville de province où l’on n’est pas grand’ chose à être quelqu’un.

    Aimée connaît chaque recoin de la cité. Le plateau se veut un monde à part. Les pentes aussi. La presqu’île. La vieille ville. La rive gauche également.

    Le monde d’Aimée est vert comme la cité. Ses propres rêves se sont figés et ses espoirs se sont reportés sur sa fille. Elle rêve pour elle un monde sublime où elle aura tout ce qu’Aimée n’a pas eu, tout ce dont elle-même a été privé. Aimée y veille.

    D’abord, le nom. Un nom à la sonorité douce, comme une caresse. Pas comme le sien. Indémodable. Chargé d’émotion poétique. : Garance. La voix d’Arletty résonne dans sa tête. « On m’appelle Garance. C’est le nom d’une fleur ». La nuit, quand sa fille était jeune enfant encore, elle allait la voir dormir et chuchotait interminablement : « Garance, Garance, Garance ». Une fleur. Sa fleur à elle. Elevée par Aimée seule. Sans homme pour imposer sa présence, signifier ses choix, dicter sa loi, distendre, détruire le lien patiemment tissé par les soins de la mère.

    Au début, ce n’était pas le choix d’Aimée. Mais cela est arrivé. Elle a su faire face. Elle n’avorterait pas. Peu lui importait de l’élever seule. Elle connaissait la solitude. Elle saurait en tirer profit. Sans aide, ni soutien. Non. Elle n’avorterait pas. Elle garderait l’enfant. Son enfant ! Après la peur, elle a eu le temps de s’habituer. En fin de compte l’enfant abstraction s’est matérialisé. Une idée qui prend corps. Le premier être à lui appartenir. Aimée en prit conscience. Et, elle aima l’enfant à naître encore plus intensément que s’il avait été désiré.

    L’enfant. Pour lui, Aimée était prête à faire des choses. Faire ce qu’il fallait. Elle saurait l’aimer. L’aimer. Toujours. Quoi qu’il advienne. En prendre soin. Préserver sa fleur.

    Pas un instant Aimée n’avait envisagé d’avoir un garçon. D’ailleurs elle n’aurait su s’y prendre avec un garçon. Comment une femme peut-elle comprendre un garçon ? Un être si différent d’elle-même, si dissemblable. Quels mots, quels gestes employer pour montrer sa tendresse ? Lui expliquer le monde ? Lui parler au moment délicat de l’adolescence ? Non. L’enfant, son enfant serait une fille.

    Parfois l’angoisse l’étreignait. Son cœur s’alourdissait. Sa vue s’obscurcissait. Si l’enfant … Non. Absurde ! Ne jamais envisager. Oublier. Au dernier instant, au moment d’accoucher, dans la salle froide et impersonnelle de l’hôpital, le doute l’effleura de son souffle oppressant. Jusqu’au cri qui précisa la présence de l’enfant. Aimée écarta l’idée. Ses paupières s’abaissèrent pudiquement. Elle savoura son triomphe. Une fille. Enfin !

  • La Ville verte

    Tout dans cet univers est vert. La ville. Les parcs où l’on se promène le dimanche. Les squares. Les avenues. Les cours, les arbres qui les bordent. Les maisons. Verte et humide. Voici la ville. Vertes les places ; les cimetières. Verts, les fleuves qui la traversent comme deux cicatrices purulentes, infectées, qui vomissent leur odeur putride. Verts, les gens. Verts son monde et les collines en surplomb. Vert l’air qu’on respire à travers les ouvertures des systèmes d’évacuation.

    Ici, les immeubles sont lourds. Sans fantaisie. Alanguis par les siècles. Les rues sont étroites, le ciel caché. Les venelles tortueuses. La lumière s’estompe vite sur les murs, absorbée, engloutie par les surfaces marbrées de moisissure, terne.

    La ville est inhospitalière. Encaissée au centre de ses collines, elle se recroqueville, enfermée sur son passé et ses souvenirs ; comme l’est la femme.

    La femme aime se promener dans la ville verte. Elle l’enveloppe, la rassure. En hiver, le brouillard étouffe le bruit de ses pas et elle s’imagine voyager dans un rêve éveillé. Une chape de brouillard qui vous enveloppe dans un doux bercement onirique. Curieusement depuis quelque temps, depuis que les hivers sont doux, les jours de brouillard se font rares. Le brouillard lui-même moins cotonneux. Les réverbères se dressent distinctement dans la nuit. Les fenêtres se découpent dans le reflet des eaux sombres. Les quais résonnent des pas inconnus qui s’enfoncent dans la nuit.

    La ville convient à la femme. Et elle l’aime. Dans cet environnement clos, elle est. Elle existe. Elle est heureuse. Elle vit au rythme de la ville. La ville la comprend. Elle lui offre les mouvements de ses humeurs. Complices.

     

    (à suivre)