Dans son obscure royaume, la Sirène au corps d'albâtre frissonna dans son sommeil.
Étendue sur sa couche de corail elle rêvait. Au cours de l'éternité, aucun humain n'avait osé murmurer son nom, aucune créature ne s'était aventurée la défier. Elle maîtrisait son univers et les déstinées des êtres qui la côtoyaient. Insatiable, elle en demandait davantage aux marins qui par malheur croisaient sa route. Avec le temps, les villages se tranformèrent en villes grouillantes de population, les petits ports de pêche devinrent de centres internationaux, des zones franches accueillant de nombreuses victimes, un vivier inépuisable d'individus, de milliers d'amoureux transis prêts à toutes les folies, à tous les sacrifices pour la rejoindre. Les promesses d'amour éternel qui jalonnaient sa longue existence étaient les mêmes aussi loin qu'elle remontait dans sa mémoire.
Dans son lit perlé, la Sirène se troubla.
La main qui traça sur un papier les lettres de son prénom avait marqué, par là même, un trait sur le coeur de pierre. Chaque trace s'enfonça plus profondément dans la cuirasse qui le protégeait, le gardant ainsi à l'abri des sentiments, ou de toute autre faiblesse. Une ombre parcourut la quiétude de la créature. Elle n'avait que les eaux profondes pour domaine, l'éternité pour compagnon, la solitude pour progéniture ! Un douleur aiguë la fit sursauter. Elle se révéilla et regarda autour d'elle avec crainte. S'était-elle forvoyée ? Des siècles durant elle n'avait fait que poursuivre sa déstinée. Jusqu'à présent, elle était satisfaite de son sort, contente de sa nature, de sa vie, lui semblait-il. Un doute s'insinua dans son esprit.
Ne devait-elle pas désirer autre chose ? Ne pouvait-elle pas souhaiter un changement dans cette routine si artistiquement huilée ?
Elle se mit à réfléchir sur les êtres qui, comme elle, étaient condamnés à la solitude éternelle, au silence et à l'abandon. L'immortalité était à ce prix. Ce navire qu'elle voulait voir sombrer corps et biens par tous les moyens, n'était pas commandé par un de ceux qui ont échangé leur repos contre l'éternité ? Cet humain maudit qu'on surnommait le Hollandais volant n'était-il pas un de ses semblables dans l'enfer marin à parcourir inlassablement les mêmes contrées dans l'isolement total ?
La Sirène sentit un froid parcourir son échine et serra autour d'elle ses couverture d'algues. Quelque chose avait changé. Des modifications à ces règles immuables jusqu'à ce jour s'étaient produites. Elle le savait.
Dans son vaisseau maudit, le Hollandais volant n'était désormais plus seul !