Le rire de Gorgone - car c'était elle- glaça le sang de la Sirène des mers. Son esprit chercha fièvreusement à comprendre ce qu'il entendait, ce qu'il voyait. Elle réflechit vite. Il fallait sortir rapidement de cette pièce, partir de cette cour, retourner vers la mer et les profondeurs accueillantes de l'océan. Comment avait-elle pu tomber dans ce piège ? Comment n'avait-elle pas envisager qu'un danger pouvait surgir dans cette ville ? Elle n'avait perçu aucune menace. Aucune prémonition, aucun signe.
Pour la première fois depuis des siècles et le début de cette aventure, la Sirène des mers se sentit vulnérable. Elle mesura les risques de poursuivre ce qu'elle avait entrepris. En se lançant à la poursuite du Hollandais volant, elle s'était exposée elle-même à des dangers qu'elle ne pouvait pas prévoir, ni affronter sans risques. Plongée dans ses pensées, la Sirène ne vit pas la Gorgone se hisser sur son corps difforme et ramper vers elle. Elle recula d'un pas, fermant les yeux, lorsque le visage hideux et puant de la créature obscure s'approcha du sien. La voix sifflante se fit basse, trompeusement carressante.
- Tu as peur petite soeur, peur de regarder en face les ravages de ton oeuvre !
- Je... n'ai pas... peur de toi ! parvint à murmurer d'une voix blanche la Sirène.
A nouveau le rire horrible de la Gorgone résonna autour d'elles.
- MENTEUSE ! Ton corps tout entier transpire ta peur ! Ton coeur bât à se rompre comme celui d'un lapin qu'on égorge ! Ta misérable existance ne tient qu'à un fil ! Tu as peur pour ce que je vais te faire ! Tu es terrifiée à l'idée de ma vengeance !
La Sirène des mers ne répondit pas. Elle gardait les yeux fermés, mais elle pouvait sentir l'haleine fédite de sa soeur lui lécher le visage. Chaque souffle lui brûlait la peau, chaque mot lui donnait la nausée. C'en devenait insoutenable. Pourtant, la Sirène ne bronchait pas. Elle laissait parler la Gorgone tout en cherchant un moyen de se glisser hors de la pièce. Elle calcula la distance qui la séparait de l'ouverture, le nombre de pas qu'il lui faudrait accomplir pour traverser la cour jusqu'à l'allée, puis vers les rues fréquentées de la ville jusqu'au port. Pour gagner du temps, il fallait tromper son ennemie, endormir ses soupçons, lui laisser croire qu'elle avait l'avantage ! "Parle donc, ma soeur chérie, pensa-t-elle. continue ! Déverse ton venin ! Tu en meurs d'envie ! " Il fallait la pousser à poursuivre coûte que coûte.
- Je... te croyais morte ! dit-elle enfin.
- Ha ! tu aurais aimé, n'est-ce pas, que je sois morte ! Tu as oeuvré pour que je le sois ! Toutes ces années où je croupissais dans ce taudis, abandonnée de tous, tu as été seule à profiter librement de mes biens, de mon domaine, de mes pouvoirs. Désormais j'exige ce qui m'appartient de droit !
- Comment as-tu... survécu ? balbutia la Sirène. Je croyais que Persée*, avait eu raison de toi ! Les rumeurs disaient qu'il t'avait décapité !
La Gorgone exhala un bruit réptilien qui devait être un rire.
- Il a presque réussi à m'anéantir ; du moins il l'a cru. Tous l'ont cru. Mais n'oublie pas petite soeur la capacité de régénération de nôtre race. Tel le phoenix renaissant de ses cendres, nous renaissons de notre sang !
- Et le Hollandais ?
La Sirène brûlait depuis un moment de savoir de quelle manière le Hollandais volant était parvenu jusqu'à la Gorgone.
- Hum... Voilà un homme exceptionnel. Intelligent, cultivé ; bel homme de surcroît. Je l'aime beaucoup. Il s'est joué de toi, petite soeur ! Il a déjoué toutes tes machinations. Rien que pour ça, il me plaît.
- C'est pour te venger de moi que tu l'as aidé ?
- En partie. Pour d'autres raisons également que je n'ai pas envie de te détailler ici.
La Gorgone se cambra sur sa queue serpentine et s'approcha un peu plus de la Sirène des mers. Sur son visage s'imprima un rictus de haine horrible et sur sa tête des centaines de serpents faisant office de cheveux se hérissèrent, battant l'air, sifflant et crachant leurs langues vénimeuses prêts à mordre la figure de leur adversaire.
- Trève de badinage ! siffla la Gorgone. Prépare-toi à payer chèrement les souffrances et les humiliations que j'ai du endurer si longtemps !
La Sirène des mers, comprit qu'il était venu le moment de s'enfuir, si elle voulait sauver sa vie. D'un geste rapide et décisif, empoigna le manche en ivoire d'un couteau qui pendait à son cou et le tira de son fourreau. La lame brilla d'un éclat froid et meurtrier. Sans perdre un instant, profitant de la surprise de sa soeur, la Sirène des mers planta le couteau jusqu'à la garde dans l'oeil gauche de la Gorgone. Laissant là sa victime, elle s'enfuit rapidement, franchit le seuil de la pièce, la cour et, sans se retourner, sortit dans l'allée. Le hurlement de la Gorgone la poussuivit jusqu'au moment où les eaux de l'Océan se refermèrent sur son sillage.
Persée : Héros de la mythologie grecque vainqueur de la gorgone Méduse dont la seule vue pétrifiait les victimes. Bénéficiant l'aide d'Athéna, Persée trancha la tête du monstre. De son sang, naquit Pégase, le cheval aillé symbole des poètes.